lundi 23 mai 2016

Jour 22 – Scénariste favori ?

J'avais dit que j'en reparlerai, mesdames-selles-sieurs, Warren Ellis.
Comme beaucoup de trucs chouettes, Warren Ellis est de ce que les anglophones nomment un "goût acquis". J'ai pas aimé tout de suite, et surtout j'ai pas compris tout de suite. La première bédé que j'ai lue de lui (en sachant qu'elle était de lui, s'entend) a un peu plus de dix ans, et date de son passage sur Ultimate Fantastic Four. Honnêtement, si j'avais trouvé ça fort bien troussé, c'était en grande partie du au trait absolument fantastique de son compère du moment, un certain Stuart Immonen (et si vous vous souvenez de ce que j'ai dit sur Nextwave, vous savez déjà ce que je pense de cette association). Sa réputation le précédait et les gars du forum Superpouvoirs, où je passais 99% de mon temps internet à l'époque, étaient à fond dessus. Moi, je savais qu'il avait créé Authority, que je connaissais de nom sans jamais avoir osé le lire (à cause de Mark Millar, un monsieur qui pointe à l'exact opposé de mon spectre ellisien en compagnie de Peter Milligan et Terry Kanavagh), mais c'était à peu près tout. La première fois qu'on m'avait parlé d'Ellis, c'est quand on m'avait présenté Transmetropolitan. J'aime pas Transmetropolitan. Son nihilisme ironique latent me déplait fortement, le caractère purement putassier de son héros également. Evidemment, c'est le principe de la série, et ça n'avait pas empêché un paquet d'idées évoquées au fil des discussions par des amis qui, eux, le lisaient, de m'intriguer tout particulièrement, mais l'auteur ne me branchait, vous l'aurez compris, pas franchement. Or donc, j'avais à ma grande surprise plutôt apprécié son passage sur Ultimate FF (que je considérais par ailleurs jusque là comme la plus faible des publications Ultimate). Et puis je suis tombé sur Planetary.

Page 20, Doc Savage et le Shadow affrontent la JLA. Ouaip. Vendu.

Rarement a-t-on l'occasion de réellement découvrir un auteur par son oeuvre phare. Et Planetary est celle de Warren Ellis. C'est son manifeste, une ode aux gloires du pulp, aux possibilités de la SF et aux superhéros dans leur globalité. En France, la publication de cette série, déjà longuement délayée outre-atlantique, s'est longtemps cantonnée à deux volumes si incomplets qu'ils étaient principalement un agglomérat de récits autocontenus, explorant des questions aussi vastes et diverses qu'une explication scientifique logique aux monstres géants, une enquête avec un flic fantôme ou une version totalement faussée des Quatre Fantastiques ('faudra que je vous explique un jour pourquoi j'adore les Quatre Fantastiques). Ca n'avançait pas beaucoup, mais c'était plein d'idées et de niveaux de lectures, ça chatouillait toutes les fibres pulpesques de mon intérieur de moi-même, c'était juste LA bédé. J'étais amoureux.
Evidemment, les délais et les affres de la traduction m'ont fait patienter un bout de temps avant un volume 3 (et j'ai fini par m'offrir l'intégrale en anglais, le dernier tome francophone étant proprement introuvable). Mais j'avais mordu à Warren Ellis, et, après Planetary, je me suis logiquement et avidement jeté sur Nextwave, newuniversal, Global Frequency, ou des écrits des débuts comme ses DV8 ou Doom 2099, dont il signa le run présidentiel, un des grands moments de mes lectures de jeunesse (je ne vous raconte pas le mindblow quand j'ai découvert qu'il en était l'auteur). Evidement, il y a de ses écrits qui m'ont bien plus marqués que d'autres, notamment l'angoissant Desolation Jones ou sa superbe nouvelle At the Zoo (Comme des animaux en cage, 2000), mais c'est surtout la lecture de son run sur Hellblazer qui m'a mis devant les réelles fixettes du monsieur. Outre l'inhérent et logique, vu son rapport SF/pulp à la littérature séquentielle, afflux de nouvelles technologies dans ses récits, c'est tout simplement sa fixation sur le personnage de Constantine qui m'a fait tiquer. Cet archétype de connard captivant aux motivations opaques, "qui sait", ce Shadow transhumaniste aux capacités irréelles, qu'elles soient technologiques ou magiques (la frontière n'est jamais bien loin chez Ellis), il en met toujours un quelque-part. La raison, toute simple, c'est qu'il a toujours voulu écrire John Constantine. La réalité, hasardeuse et injuste, c'est qu'on le lui a retiré bien trop tôt.


Pour bien comprendre, un peu d'histoire.
Après des passages réussis quoique peu remarqués à l'époque sur Doom 2099, Doc Strange et Thor (où il explore des thèmes aussi variés que les médias, les luttes de pouvoir et, déjà, une idée d'être humain augmenté par une technologie qui touche à la sorcellerie), Ellis atterrit chez Wildstorm en 1996, où il crée en compagnie d'Humberto Ramos une bande de X-Men génétiquement modifiés avec DV8 et s'attaque de front aux problèmes superhéroïques d'autorégulation en reprenant Stormwatch avec Tom Raney. Ces deux séries, aux thèmes quasi-identiques mais aux échelles radicalement opposées, vont permettre à Ellis, qui a fait ses armes dans les mondes cyberpunk de Judge Dredd Megazine, de mettre en place une problématique qu'il poursuivra toute sa carrière : le transhumanisme (ça fait quand même douze fois que j'écris ce mot), mouvement intellectuel visant à améliorer l'Homme par la technologie. Ellis aborde le thème sous tous les angles possibles, positifs, négatifs, humanistes, totalitaires, tout y passe (il se permet même d'intercaler cette préoccupation au milieu de commentaires sociaux beaucoup plus proches de nous - jetez un oeil à sa vision des leaders africains dans Astonishing X-Men: Xenogenesis, par exemple).
Stormwatch lui permet également de poser sa première alternative à John Constantine : Jack Hawksmoor. Ce monsieur, en costard noir et pieds nus à la Pirelli (manque juste des tattoos et des lunettes bicolores), parle aux villes et a un lien tout particulier avec le monde moderne. Shaman urbain au sens noble, il est tout simplement une âme de son temps, comprend les choses à un niveau bien supérieur au bien/mal superhéroïque, et se fait une espèce de voix de la raison aux motivations pas toujours claires. Les tattoos et les lunettes bicolores arriveront en 1997, Spider Jerusalem se faisant, lui, la petite voix d'une société bouffée par la grande voix défendue par Hawksmoor. Deux visions d'une même idéologie, et deux visions d'un même personnage (et deux visions qui s'allieront finalement quand il importera son sorcier des villes dans Hellblazer au travers du personnage de Map). Dans le même temps, il s'amusera aussi à (dé)tuer Wolverine en compagnie d'un alors tout jeune Leinil Francis Yu (Wolverine: Not Dead Yet) et jouera à Frankenstein avec Batman (Legends of the Dark Knight 83 et 84), il touche même un temps à Starship Troopers (d'après le film de Verhoeven) et à Solar, Man of the Atom pour le compte d'Acclaim Comics, mais ça n'a (presque) rien à voir.
En 1999, tout va s'accélérer : alors même qu'il dynamite son concept de Stormwatch avec The Authority, Ellis se voit confier Hellblazer. Consécration. Il peut enfin écrire le personnage qu'il décortique depuis si longtemps... Pendant six mois. Le monde réel rattrape en effet l'auteur et, alors qu'est prévue l'édition d'un épisode intitulé Shoot, traitant d'une fusillade entre jeunes (commentaires sociaux, disais-je), arrive de drame de Columbine. L'épisode est décommissionné (il sera finalement publié douze ans plus tard dans Hellblazer Resurrection) et Ellis claque la porte.
Ayant créé à la même période son superbe Planetary, il fit le deuil de John Constantine en le tuant métaphoriquement dans un épisode troublant où l'homme se transforme, en quelques cases, en Spider Jerusalem. La magie ne marche plus, place au nihilisme gonzo. En passant, je pense que la raison pour laquelle Ellis fit durer Transmetropolitan aussi longtemps (60 numéros, quand il dépasse rarement la dizaine) est justement la perte d'Hellblazer.


D'une certaine manière, la chose va également le libérer. Ayant exorcisé son fantôme, Ellis plonge à pieds joints dans un cycle SF "dure", signant sur les bases d'idées spatio-temporelles explorées dans Planetary des monstres comme Ministry of Space (2001) et Ocean (2004), réinvente Tony Stark dans le sublime Extremis (2005) et s'offre une fantastique virée sur les séries Ultimate entre 2004 et 2006 (j'ai déjà cité UFF, mais il pose aussi sa paluche transhumaniste sur Ultimate Iron-Man et balance douze idées géniales par pages sur sa trilogie Ultimate Gah-Lak-Tus, probablement un de mes runs favoris du monsieur). Il embrasse également son côté purement ésotérique sur des titres comme Fell, fait de la spyfy fun et débridée (mais pas idiote) avec Red (oui, la bédé qui donnera les films avec Brice Willous) et, surtout, s'acoquine dès 2001 avec un indépendant qui lui permettra d'écrire et de publier ce qu'il veut : Avatar Press. L'éditeur fera même 90% de sa comm' de l'époque sur le nom de Warren Ellis. A raison, parce que si Planetary est son manifeste artistique, il signera chez Avatar une trilogie superhéroïque qui est probablement sa plus complète exploration des incidences transhumanistes. Après avoir écrit un bon paquet d'épisodes de Gravel, un Constantine hardboiled apparu -tiens tiens- en 1999, Ellis livre Black Summer (2007), No Hero (2008) et Supergod (2009), trois étapes d'une trilogie formelle (à défaut de l'être scénaristiquement) déconstruisant tout son mythe (et se faisant un drôle de pendant à son travail contemporain chez Marvel -Nextwave et newuniversal, notamment-). On y croise toujours des relents de constantinisme (Frank Blacksmith, le mentor de Black Summer), mais même eux ne peuvent résister à l'inévitable vague de violence désespérée de l'être humain qui désire n'être qu'un être humain. Au diable l'augmentation, quitte pour cela à devoir détruire toute une civilisation voire à crucifier Dieu lui-même.
Notez également que les concepts transhumains et constantiniens se télescoperont dans celui des "century childs", dont les plus éminents représentants sont la punk Jenny Sparks de The Authority et le glacial Elijah Snow de Planetary. Et normalement, c'est là, alors que je viens d'évoquer plus ou moins la totalité de ses travaux, que vous vous rendez compte que je n'ai justement pas dit un mot ou presque sur Planetary alors que je n'ai pas arrêté de dire que Planetary, c'est son manifeste et son meilleur boulot.
Précisément.
Planetary, j'en reparlerai mardi prochain.


En attendant, trois mots : lisez Warren Ellis.
Récemment, il a été à l'origine d'une énième réinvention de Moon Knight, empruntant (évidemment) une partie de sa folie rêveuse au sorcier londonien, avant d'aller casser des trucs dans l'intrigant Karnak, inhumain rebelle devenu gourou de la sagesse (depuis décembre 2015, c'est tout frais). Deux séries à courte portée, dédiées à des personnages dont presque tout le monde se fout, mais dans lesquelles il a pu s'amuser : les coudées franches, il alterne épisodes aux thématiques touffues (le messie sans pouvoirs de Karnak) avec d'autres plus directement pop et inconséquents (comme ce nettoyage de kidnappeurs dans Moon Knight) sans jamais se laisser aller à la pure facilité d'une bonne baston séquencée. Il fait pareil avec James Bond chez Dynamite Entertainment (depuis octobre 2015, c'est tout frais aussi). Ces récits ont en commun un genre de rythme de croisière où plus rien n'est surprenant venant du monsieur (d'autant qu'il ne reste jamais plus de six épisodes sur une série), mais où tout reste savamment orchestré et définitivement excellent. Une manière de rappeler qu'il n'a plus rien à prouver ?

Et encore, je n'ai pas parlé de sa manière de faire tourner ses lecteurs en bourrique en créant de l'autopromo virale pour ses romans, ou de ses histoires de disque durs brûlés pour expliquer l'éternel hiatus de Desolation Jones, ou de son amusement à parfois se faire passer pour homonyme australien (qui est un compositeur de génie)... Warren Ellis n'a pas l'air d'un mec facile à vivre, mais c'est un auteur plein de pop et de pulp et d'idées SF punkisantes à la cool dont je pourrais parler pendant des heures, qui n'a jamais rien écrit de vraiment bassement mauvais (quoique, Wolfskin...) et qui a un look absolument fantastique.

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