dimanche 6 juillet 2014

Conan est un Turc


Proposition de visage par Mike Marino et Anil Gupta d'après une peinture de Frank Frazetta,
réalisé pendant la pré-production du film de Marcus Nispel.

Ne hurlez pas trop vite, lisez plutôt...

Les cimmeriens, les vrais, sont un peuple d'Asie mineure installés selon les périodes entre le Caucase et l'Anatolie, à cheval entre ce que sont les actuelles Ukraine, Géorgie, Iran et Turquie (le détroit de la Mer Noire en Ukraine se nomme même Bosphore cimmérien). C'est chez leurs ancêtres colchides que Jason va chercher la Toison d'Or.
Robert E Howard a mélangé plusieurs influences, dont d'évidentes touches celtes (sur ses premières cartes, dessinées d'après l'Europe moderne, il place la Cimmérie en Grande-Bretagne et, dans ses notes, il fait correspondre ses cimmeriens aux premiers peuples gaéliques) et vikings (y a qu'à voir la gueule de leur panthéon et leur société de l'épée) mais Conan est un turc, en vérité.
Certes, j'utilise pour la géopolitique moderne le terme de manière totalement erronée, mais à dessein : il faut savoir que les turcs sont un peuple d'Asie centrale apparenté aux tatars (l'ancien Turkestan court entre la Mer Caspienne et la Mongolie). A ce titre, j'aurais même pu parler de Conan comme d'un hun : John Milius y fait souvent référence dans son film au travers de nombreux décors aux accents irrémédiablement caucasiens et, plus directement encore, en coiffant Arnold d'un casque mongol. Et dans le MMO Age of Conan, c'est encore plus parlant.




Loin de toute ces considérations géographiques et historiques, l'amalgame qu'est le Conan moderne est du aux illustrateurs successifs du héros en slip à fourrure qui ont fini par en faire une espèce de Beowulf sumérien avec le bestiaire anglo-saxon/judéo-chrétien qui va avec : à une savante dose d'européanisme post-Tolkien dans l'image qu'on se fait aujourd'hui de la fantasy s'ajoute le fait qu'il soit souvent décrit par Howard comme un homme "du Nord", qu'on traduit bien trop facilement par "viking".
Or, l'Age Hyborien est une version fantasmée de l'antiquité autour du Croissant Fertile. Et au nord du combo Egypte-Judée-Mésopotamie, c'est le Caucase et l'Anatolie.

Alors oui, il y a au dessus de tout ça la recréation d'univers par l'auteur, la construction d'une géographie et d'une histoire propre, soit, okay.

Mais.

Les lettres d'Howard à Lovecraft sont nombreuses, au moins autant que les références mésopotamiennes dans ses récits. Howard, quoi qu'il défende pourtant farouchement l'idée des gaëls dans ses nombreuses notes, n'a pas choisi les cimmériens au hasard. Il le sait et il n'est pas rare que dans ses correspondances il laisse entendre à Clark Ashton Smith ou Lovecraft que s'ils les dits cimmeriens, c'est pas juste pour la classe. Le nom pète, certes, mais c'est loin d'être suffisant.
Le fait est que ses cimmériens, il les voit comme les derniers descendant de ses atlantes (voir Kull, Thulsa Doom et de nombreux autres personnages de son oeuvre). Par un heureux hasard, il s'avère que ce qu'on pense être la capitale des vrais cimmériens répondait au nom d'Atlantis, ou du moins qu'on pouvait le romaniser ainsi. C'était tout trouvé et, quoi qu'Howard les ai déplacés géographiquement pour donner libre court à l'autre vision qu'il avait des tribus du Caucase (il en fit de vrais huns/alains/sarmates antiques, des conquérants à cheval), l'origine de ses cimmériens de fiction n'allait pas vraiment changer. Et la caractérisation de la peuplade non plus : plus ou moins nomades, vivant par l'épée, au panthéon hellénoscythe et aux physiques clairement caucasiens (au sens propre, pas l'idée "race blanche" moderne). Il est par exemple souvent fait référence à ses yeux plissés (et bel et bien en tant que caractéristique physique, pas juste parce qu'il fronce les sourcils, Conan n'est pas Eastwood), ajoutant encore à la sauce Asie mineure/Moyen-Orient. L'apparence de Conan en elle même reste toutefois plus moderne, puisqu'il apparaît plus souvent décrit avec des caractéristiques anatoliennes, mais là encore ça s'explique parfaitement, et le fait est que Conan et ses pairs n'ont jamais eu l'air de descendre des Highlands.

La carte moderne de l'Age Hyborien se base autant sur les premières cartes d'Howard (qui reprenaient l'Europe de la Première Guerre) que sur les extrapolations d'après ses récits. Elle est officielle, place toutes les peuplades à des endroits bien précis, mais n'est pas à prendre au pied de la lettre car elle a été pensée à rebours, après les premières nouvelles de Conan. De fait, quoi qu'elle reprenne clairement les contours de l'Afrique et de l'Asie, le décor qu'Howard plante est bien mésopotamien et la raison pour cela est toute simple : dans les années 10, 20, 30, c'est la mode. Il y a eu les révoltes arabes contre les turcs, il y aura les contestations coptes en Egypte, on redécouvre de nombreuses pièces archéologiques en rouvrant la zone aux chercheurs européens (surtout en Egypte) et les écrivains de fictions baignent dans un orientalisme béat. S'il y a autant de films de momies à l'époque, c'est pas pour des prunes. Pareillement, les deux pères de la fantasy d'alors,  Howard et Edgar Rice Burroughs, s'en donnent à coeur joie en redessinant les contours de l'Histoire sous une lumière épicée. Et faut-il rappeler l'importance de l'oeuvre d'Harold Lamb ("l'Alexandre Dumas du pulp", spécialiste des sujets turco-mongols) sur les auteurs de l'époque ?

Howard a écrit de nombreuses notes et laissé une véritable FAQ de son oeuvre, mais il ne faut pas oublier les éléments extérieurs qui ont indéniablement orienté le travail de l'écrivain. Exactement comme la Terre du Milieu est vue comme un monde pensé à l'extrême par l'abnégation de son auteur là où elle est avant tout le travail quasi-universitaire d'un passionné de civilisation désireux d'expérimenter la création d'un monde de toute pièce. La finalité, c'est que l'Age Hyborien de Conan est une vision fantasmée de l'antiquité du Croissant Fertile, au même titre que la Mars de John Carter. Ces visions sont pensées et repensées par leurs auteurs pour leur donner une véritable vie et une identité qui leur convienne, mais le terreau est parfaitement identifiable. Conan n'a jamais été celte que sur une carte dessinée a-posteriori.

D'ailleurs, l'évolution des illustrations du personnage va de pair avec le travail cartographique de son univers : au fil de son avancée, Conan passera d'un héros antique aux accents greco-anatoliens voire carrément perses (voir juste là à gauche la cover pour The Devil in Iron dans Weird Tales, ou celle des Tales of Conan de 1955 par Ed Emshwiller) à la vision frazettesque du bourrin musculeux sauce scandinave qu'on a aujourd'hui. Il faut savoir que cette vision de Conan date des années 60 et est repensée à la lumière, encore une fois, du Seigneur des Anneaux, et d'une fantasy plus "médiévale européenne", moins "antique mésopotamienne". Néanmoins, si l'image nordique est devenue la plus représentative pour le grand public grâce à l'imposante carcasse de Schwarzie, il est intéressant de noter, chez Frazetta comme dans l'interprétation qu'en feront les artistes de comics comme John Buscema par la suite, un restant de cette touche d'exotisme originel, que ce soit au travers de la tignasse ébouriffée et l'épaisse frange du personnage ou dans ses attitudes de statue antique.
Ainsi, que Conan soit grand, brun, bronzé et avec des yeux bleus, un physique anatolien typique, prend tout son sens.