lundi 1 août 2016

Une histoire de signature

Parfois, il arrive des choses étranges. Lisant Facebook au hasard des pages et des multiples abonnements pulps dont on peut y profiter, je tombais voila quelque temps sur un monsieur demandant l'identité d'une signature.


Piqué par la curiosité, j'ai cherché. Vite et bien, semble-t-il, parce que j'ai vite trouvé. Vite trouvé le nom, s'entend, car l'artiste lui-même m'a plutôt scotché, et j'ai pris quelques semaines de plus pour parcourir son oeuvre, car plus j'en voyais de ce monsieur et plus j'étais certain d'avoir déjà vu ou lu un de ses bouquins, bouquins pourtant totalement introuvables (voire inexistants).
Son nom ? Louis Biedermann.

Biedermann (1874-1957) est un illustrateur de presse, multigenre et multitâche, auquel on doit essentiellement des dessins accompagnant les articles n'ayant pas de photos. Il se fait vite remarquer et signe par la suite de nombreux posters promotionnels pour des douzaines de trucs différents et illustre de nombreux livres et pulps de l'époque. Le problème, c'est qu'en dehors d'une pelletée d'images et de ces quelques indices de carrières, il est devenu un de ces fantômes du début du XXème siècle dont on connait des oeuvres éparses et absolument pas la vie. La raison ? Elle est double : d'abord, il a essentiellement publié dans des périodiques qu'il est extrêmement compliqué d'archiver, ensuite, le caractère incroyablement transformiste de son trait.
Biedermann était de ces artistes qui pouvaient en remplacer un autre et imiter à la perfection les caractéristiques distinctives de ses pairs. A ce titre, par exemple, l'illustration qui m'a permis d'identifier sa signature est particulièrement représentative.


Montrant entre autres les extraordinaires qualités de graveur de Biedermann (pour un décor de place apparemment totalement fictionnel qui pourrait aussi bien être Bruxelles que Copenhague), cette illustration, issue du calendrier 1930 de King Features est aussi un monument pour tout amateur de comic strips de l'époque. Chaque personnage y est rendu dans le style même de son auteur dans un grand mélange cartoony, et un grand mélange cartoony que je suis certain de connaître. Sans rire, si la signature et le nom ne me disaient évidemment rien, une fois devant ce poster, j'étais certain d'avoir déjà eu affaire au monsieur dans ma jeunesse. Ces grands compositions de héros jeunesse nord-américain, au style relativement commun, entre le Little Nemo de Windsor McCay et le Disney des origines...

Plus que tout, c'est le drôle de dandy débraillé portant un paquet sur la gauche qui me rappelait quelque-chose. Quelque chose dont j'avais une idée très précise d'ailleurs : ce type a tellement la tronche d'un soviet dans Tintin que c'en est presque honteux. Je devais savoir.
J'ai vite su.
L'idée même de ces illustrations vient en fait du livre All the Funny Folks, publié en 1926 et auquel Biedermann avait participé. Il rassemblait, au format pour enfant, différent héros de funnies (petit nom accordé aux comic strips familiaux et jeunesse) dont une partie de moi est sûre et certaine d'avoir eu un exemplaire entre les mains dans sa jeunesse. Où et dans quelle langue reste le grand mystère.
Toujours est-il que j'avais le nom de mon fameux personne : il s'appelle Jiggs et fut créé en 1913 par George McManus dans son strip Bringing up Father (La Famille Illico en France, dont, ça par contre, toutes les parties de moi sont d'accord pour dire que je lisais chez mes grand-parents - pour être précis, ils avaient un exemplaire des parutions Hachette de la version Frank Fletcher du strip).
Mais cette idée de soviet me hantait... Alors j'ai cherché, et j'ai découvert qu'Hergé avait une fascination pour McManus et ses nez "en boutons". D'où le style originel de ses dessins, notamment sur Totor (1926), et la présence, effectivement, de personnages aux caractéristiques très jiggsiennes lancés aux trousses de Tintin.

Louis Biedermann, donc. Une signature dont je me souviendrai.

Et 'faut tellement que je m'entraîne à lui piquer son style pour les paysages.

mardi 26 juillet 2016

Random work(s) of wow : Amours dystopiques et Brave nouveau poster

La nuit dernière, j'ai regardé Equals, mélange entre un Gattaca laiteux, des restants de THX et un monde post-1984 délateur au possible, tourné dans ce que je suis persuadé être des leftovers du The Island de Michael Bay. Un film arty et élégant, un peu simple, mais plaisant, qui m'a fait me souvenir de deux choses : la première, c'est que j'adore décidément les romances SF un peu simples, la seconde, c'est que je n'ai vraiment aucune attirance pour les sujets dystopiques.
J'aime les mondes post-apo désertiques et les continents de la fin des temps, mais les évocations bêtes et méchantes du modèle soviétique qui nous sont parvenues me laissent définitivement insensible. Je réagis à ce type de monde de la même manière qu'avec le cyberpunk, par exemple. Je n'aime pas ça, c'est le type de développements que ces contextes permettent à des intrigues autrement convenues qui m'attire.
En l'occurrence, Equals a le défaut de sa qualité, jouant essentiellement sur l'esthétique (c'est avant-tout une histoire d'amour) et faisant pour cela appel à tous les référenciels connus du genre totalitaire (honnêtement, le trailer est dégueulasse et me renvoie un souvenir equilibriumien que tout mon être aimerait oublier). On baigne dans un univers commun, dont on connait, par habitude, toutes les ramifications, et, ainsi (presque) libéré d'explications fumeuses, le film peut n'avoir d'yeux que pour son couple central. On échappe alors sans peine aux plotholes où on se demande comment des gens font pour se marier et avoir des gosses dans une société où ils prennent tous des medocs antisentiments (ici, l'humanité est génétiquement modifiée et l'empathie est, au sens premier, une maladie dégénérative) et le résultat est réellement glaçant. La mise en scène suit, avec un fond sonore entre classique aérien et post-rock cristallin et des flous artistiques colorés filmés caméra au poing, super près des gens, avec un relent insécure désorientant et voyeuriste. C'est franchement beau... Mais ça va difficilement plus loin.

Et c'est précisément le soucis. J'ai beaucoup aimé le film (vraiment beaucoup, même), mais sans pour autant être touché par son contexte. La critique l'a d'ailleurs vertement tancé pour son manque de substance, et manifestement, la providence a voulu sauvagement appuyer sur mon manque d'implication dans le sujet passif-oppressif en me bombardant sitôt le film terminé et mon navigateur internet lancé d'images plus ou moins subliminales de pilules inhibitrices et de mondes carcéraux hyper-contrôlés.
Par exemple, saviez-vous qu'Aldous Huxley, l'auteur du Meilleur des mondes, probablement un des premiers romans du genre (avec l'effrayant Nous Autres de Zamiatine), était né ce jour, il y a 122ans ? Moi non plus, mais internet a tellement insisté pour me vendre ce poster (épuisé) de Kevin Tong que j'aurais eu du mal à ne pas m'en rendre compte.


Mais il est chouette, ce poster, avec son minimalisme typiquement XXIème siècle et son dessin éminemment Art déco, et il me permet de placer deux mots sur un joli film à propos duquel j'n'ai pas grand chose à dire mais que j'avais quand même terriblement envie d'évoquer, alors autant ne pas se priver.

Amusant, par ailleurs, qu'on insiste pour me vendre un objet à la mémoire d'un livre critique de la société de consommation. Les algorithmes ne comprennent pas l'ironie.

lundi 25 juillet 2016

Serge Lehman et le pulp français

Avant toute chose, sachez que les bandes dessinées dont il est question ici sont tout simplement fantastiques et qu'elles méritent toute votre attention. De ce fait, je n'essaierai en aucune manière de les résumer ici, et si je pense que mon développement peut, justement, vous donner envie de les ouvrir, il est en vérité plus intéressant si vous savez exactement de quoi je parle.
Lisez Serge Lehman avant cet article, ou après, à vous de choisir, mais lisez-le.
Lisez La Brigade chimérique, travaillé avec son compère Fabrice Colin et qui se chargeait, entre 2009 et 2010, de ressortir de la naphtaline de vieux héros comme le Nyctalope et des auteurs oubliés comme Maurice Renard dans un grand délire pré-Deuxième Guerre bariolé de superscience complètement pulp. Lisez les quatre tomes de Masqué, où dans un futur indéterminé Paris se trouve un nouveau héros sorti tout droit de la cave du Fantôme de l'Opéra, ou L'Oeil de la nuit, Nyctalope-en-tout-sauf-de-nom dont la conclusion vient de paraître chez Delcourt, voire Metropolis, qui attend son ultime volume pour cet automne, glaçante évocation d'un âge d'or continu dans une Europe où la Belle Epoque n'a jamais pris fin.
Ceci étant dit, de quoi ça parle exactement, le pulp de Serge Lehman ?


Il y a dans l'ensemble cette oeuvre des trucs géniaux dans tous les sens, mais le vrai tour de force, en fait, c'est que chaque série participe au tout (sobrement nommé "Hypermonde") de son auteur.
Presque, j'aurais tendance à dire qu'elle n'a justement de réelle qualité que dans son ensemble.
Il faut dire qu'au delà du sous-texte et de mon propre plaisir à fouiller dans le qui-est-qui, La Brigade chimérique est une série qui me laisse particulièrement circonspect. Se présentant comme hommage autocontenu de ses deux auteurs à une époque révolue de la littérature française, elle partait d'un point indéterminé au passif ultra-complexe et se terminait entre deux réalités qu'il était assez difficile de réellement imaginer. Elégamment pensée mais trop fortement connotée par son évocation surhumaine du nazisme et finalement coincée par son héros simili-amnésique, sans réelle possibilité d'expliquer les choses, elle sert à mes yeux plus d'introduction aux concepts qui feront l'univers de Lehman qu'elle ne fait figure d'histoire complète. Il manque des choses dans La Brigade chimérique. La série lance des pistes, assemble quelques briques littéraires avec plus ou moins de justesse et de succès, et pose au final plus de questions qu'elle n'amène de réponses. Il lui fallait donc étendre son univers pour exister, et se débarrasser du du poids du contexte Nazi et, surtout, de celui de la blague littéraire omniprésente, inconsidérablement grisante quand on connait le contexte, mais qui empâte sérieusement le récit de la Brigade. Par chance, il ne faudra pas attendre bien longtemps pour que Lehman s'y lance, seul, cette fois. Avec Masqué, L'Homme truqué (tiré des écrits de Maurice Renard et servant de préquelle à La Brigade chimérique) et surtout L'Oeil de la nuit, Lehman crée réellement un monde, référencé, certes, mais qui n'appartient qu'à lui (auquel on pourra ajouter le 1939 alternatif de Metropolis, mais sa genèse est assez différente), recréant contexte et continuité historique afin d'en explorer toutes les possibilités.
Si l'on considère le 1939 de La Brigade chimérique comme présent, Masqué en est un futur dystopique, Metropolis une alternative utopique désenchantée, et L'Oeil de la nuit (qui est réellement le (jeune) Nyctalope de La Brigade chimérique et de L'Homme truqué, il n'a perdu que la "licence") est un passé en forme de point d'ancrage, genèse de toutes les autres séries.
S'y développe un monde ellisien et transhumaniste dans le procédé, mélangeant fiction et réalité (et les héros de chaque "dimension"), dans lequel Paris, véritable personnage, peut se transformer en dictature cyberpunk (avec l'hologramme de Fantômas par dessus la Basilique du Sacré Coeur) et être un nexus dimensionnel druidique en même temps. La ville a une place terriblement importante dans les bédés de Lehman, et se fait le vecteur principal de l'intrigue (des intrigues, plutôt). Berceau du futurisme et du surréalisme, point de départ de "l'âge du radium", littérature, philosophie, magie et science s'y imbriquent, et de son sein émerge un héros (Nyctalope/Oeil de la nuit) constantinien, à la fois savant et golem, sauveur et destructeur, un personnage qui sort de sa coquille et comprend des choses qu'il savait presque naturellement. Il a vu la mort, il connait sa place dans l'univers, il a toujours eu les compétences morales et intellectuelles et il a maintenant la capacité physique de les mettre en action, mais se trompe finalement de chemin et s'efface lui-même de l'histoire, symbole d'un pan magistral de l'histoire oubliée du pop du début du siècle... Mélangeant férocement histoire et fiction au point d'être, certes, plaisant à lire, mais totalement opaque sans connaissance réelle de l'un ET de l'autre, l'Hypermonde de Serge Lehman, c'est un peu le Planetary français.
Là, j'ai sorti mon gros mot, mais sans rire, je ne vois aucune autre comparaison valable.

Peut-être, et je n'en serais à vrai dire aucunement surpris, vais-je chercher un peu loin. Peut-être suis-je aussi trop marqué par mes lectures et mon goût prononcé pour Warren Ellis. Ouvertement, Serge Lehman vise plutôt Alan Moore et sa Ligue des gentlemen, le projet initial de La Brigade chimérique tablant sur un Wold Newton à la française (et me rappelant le projet Shadowmen (2005), qui avait donné naissance aux Compagnons de l'ombre, un hommage anglophone aux héros français sous la direction des époux Lofficier), mais le traitement et les sujets sont à mon sens purement ellisiens, meta jusqu'au bout des tuyaux, croisant les auteurs avec leurs fictions, impliquant profondément l'histoire, celle littéraire et celle avec un grand H, de la France et du Vieux Monde. On n'utilise pas simplement "des personnages" dans une JLA british du XIXeme siècle en proie à des menaces purement fictionnelles. Moore est un auteur ultra réflexif sur son média, capable de le transformer en monstres tentaculaires particulièrement impressionnants mais, en définitive, résolument autocentrés, faits de partis pris narratifs et de déconstructions de mythes. L'Hypermonde de Lehman va au delà, impliquant le hors-livre, la dimension d'oubli d'un travail littéraire dans le temps autant que l'oubli de ses héros par la fiction elle-même. Ces mondes imaginaires sont imbriqués les uns dans les autres et dans le notre, tout se croise, parfois jusqu'à la faute, noyant le sujet dans la référence.
Il faut aussi dire que le sujet en question a besoin d'espace pour s'exprimer. S'il est bien évidemment question de remettre des héros oubliés à la place qu'il auraient pu/du occuper dans notre histoire éditoriale, il s'agit avant tout de le faire dans leur propre contexte fictionnel. Et libéré de l'emprise de son propre mirage, Lehman développe une série d'univers qu'on imagine facilement temporellement liés mais suffisamment différents pour exister de leur propre droit, et si tout se croise, disais-je quelques lignes plus haut, ce croisement se fait dans un éther magique (le Plasme) qui baigne le tout dans une semi-conscience d'un autre monde, ou plutôt d'une autre échelle. Et c'est là qu'on en revient aux sujets transhumanistes. Ellis imagine ses century children comme le système immunitaire de la Terre, et j'ai du mal à ne pas voir les héros "choisis" par le Plasme comme un élément tout à fait semblable. le Plasme de Lehman, c'est la Plaie d'Ellis, l'un préférant une origine magique inexpliquée (et inexplicable) à la théorie hard-SF ultra pointue de réalité parallèle de l'autre, mais le résultat est le même : c'est la clé de tout, et surtout le coeur de tous les pouvoirs. Chez Lehman, la magie va et vient, crée des surhommes quand le moment s'en fait sentir, et du rassemblement héroïque antinazi de La Brigade chimérique naît le futur de Masqué, dont le scénario étend le concept en expliquant, en compagnie de L'Homme truqué (qui fut publié en parallèle de la conclusion de Masqué), une part du mystère qui entoure le monde de Lehman (et le renvoie, encore une fois, directement au notre par la même occasion). Le "Masqué", héros sans nom né d'une cave fantôme (-as ou de l'Opéra?) et ressemblant curieusement au Fulguros de Brantonne, promettait à son Paris futur le retour de héros et d'individus aux capacités proches des siennes, et le Nyctalope (enfin, l'Oeil de la nuit) devient une espèce de prophète magique et scientifique, nexus à forme humaine dont la nature autant que la connaissance font le premier maillon d'une longue chaîne de transhumains aux pouvoirs plus ou moins hasardeux, parfois magiques, parfois fabriqués par l'homme, toujours dans un but précis : protéger "la ville", espèce d'inconscience collective que Lehman fait de Paris et qui guide chaque héros au fil de leurs aventures. Là est tout l'intérêt de Metropolis, vaguement présentée dans le 1939 de La Brigade chimérique et qui prend forme, dystopique et uchronique, dans sa propre série, comme un monde parallèle où elle aurait réussi à se "sauver" de la folie des hommes. Il est à ce titre intéressant de noter que Metropolis est précisément l'origine de tout le projet de Lehman, les hasards artistiques et éditoriaux faisant de la bande dessinée publiée actuellement une version repensée à la lumière de la Brigade d'un roman resté inachevé.

Tout ce qu'il manque pour faire de l'Hypermonde un Planetary à la place de Planetary, c'est un contexte contemporain et un regard "du futur" sur les actions décrites, une optique allant au delà du jeu de la référence et du manifeste "voici ce que nos super-héros étaient, rendons-leur la place qui leur revient". Ce n'est évidemment pas le but. Lehman crée un univers multisérie dans lequel on trouve facilement des passerelles, mais dont chaque épisode est parfaitement indépendant et sur lequel ses héros n'ont aucun recul, leurs luttes internes tournant presque à l'enfantillage. Le regard extérieur et completionniste, c'est uniquement celui du lecteur. Personne ne sait vraiment tout et/ou est immortel chez Lehman, ces gens sont juste les héros de leur temps, des héros qui, contrairement à ceux de notre fiction oubliée, laisseront une trace dans le monde à rebours du scénariste, comme exploré dans Masqué. Et puis Lehman a l'avantage de ne pas avoir à cacher les noms, lui : en dehors du Nyctalope pour lequel un ayant-droit s'est réveillé par magie en 2014, tous sont dans le domaine public ou presque.
Et je ne peux pas m'empêcher de voir dans le Nyctalope la personne même de Lehman, premier super héros made in France et annonciateur de leur retour, protecteur magique et scientifique de la capitale...


Car là se trouve, au delà de tout le blabla metatextuel dont je viens de vous faire part concernant les séries en elles-même, toute la magie de Serge Lehman : faire revivre des personnages que, avouons-le, nous ne connaissions pour la plupart absolument pas, et qui font pourtant partie intégrante de notre héritage fictionnel. A peine ont survécu Arsène Lupin et Fantômas, et encore, pas toujours sous une forme flatteuse (Lupin est toujours resté égal à lui-même, mais si vous pensez que Fantômas est un rigolo avec un masque bleu qui fait faire des grimaces à Louis De Funès, vous êtes loin du compte), et à l'heure où les superpouvoirs sont l'apanage des héros nord-américains, il est aussi très agréable d'avoir une ou deux séries nous rappelant que, non seulement il en existe des français, mais surtout, qu'ils étaient là les premiers.
C'est le sujet premier de La Brigade chimérique, ouvertement sous-titré "la fin des super-héros européens", et la métaphore est filée dans chaque série. Le Nyctalope s'en fait le prophète idéal, prototype qu'il est d'environ tous les héros qui suivront : il a le premier "super-pouvoir", est un homme loyal, juste et bon, mais n'arrive à rien seul et sait admirablement bien s'entourer, tout comme sauront le faire les premiers grands héros américain, le Shadow (en 1931) et Doc Savage (1933).
Soyez curieux, lisez quelques interviews du monsieur, et lisez ses bédés. Il y a, dans cette étrange et autoréférencée remise en contexte, une envie fière et parfois un peu vaine de remettre les grands héros tricolores sur le devant de la scène, mais surtout un véritable amour et une réelle connaissance des personnages en question. Sans rire, même le fait de mêler de vrais personnalités aux aventures des différents héros n'a rien d'innocent : la première aventure même du Nyctalope, en 1911, comptait parmi ses personnages secondaires Camille Flammarion et Maurice Reclus, qui accompagnaient carrément le héros dans sa conquête de Mars.

lundi 18 juillet 2016

Random work of wow : fictions (vraiment) électriques

En mars cette année, une IA battait un humain au jeu de Go, jeu dont la complexité et le degré stratégique interdisait jusque là aux intelligences de synthèse l'efficacité de calcul qu'on leur connait notamment aux échecs. Cette IA était basée (plus ou moins) sur le type d'algorithme qui gère les Google cars et un tas d'autres trucs de la firme arc-en-ciel. Et ça a donné des idées à quelques créatifs.


Ainsi le mois dernier sortait Sunspring, expérience cyberpunk baroque, un délire hallucinogène de dix minutes entièrement scripté par une IA nommée Benjamin (enfin, c'est elle qui s'est choisi ce nom, elle était considérée comme "une LTSM" par ses concepteurs) que le réalisateur Oscar Sharp s'est chargé de réalisé pour Sci-Fi London, un festival annuel d'étrangeté qui, par exemple, propose un "48 hours movie challenge".
"Juste au-dessus du clavier de votre smartphone vit une intelligence artificielle. Elle a été entraînée à partir de nombreux SMS et d'e-mails, et essaie de deviner ce que vous voulez écrire. Nous étions curieux de découvrir ce qui se passerait si nous entraînions ce type de programme avec quelque chose d'autre ; des scripts de science-fiction." dit le carton d'introduction.
Pour se faire, Benjamin a été gavé de classiques du genre, de toutes les qualités, dans tous les styles disponibles, de 2001 aux X-Files en passant par Le Cinquème élément. Son intelligence devait lui permettre d'analyser et de prédire quelles répliques et actions devraient s'enchaîner. Oscar Sharp s'est ensuite entouré des acteurs Thomas Middleditch, Humphrey Ker et Elisabeth Gray, tous professionnels, pour donner vie à Sunspring, un huis-clos bizarre sans aucun sens dont la première réplique devrait logiquement venir d'une voix-off, avec laquelle la réponse lunaire n'a strictement aucun rapport, et où le héros vomit un oeil pour aucune raison.



Evidemment l'objectif n'était aucunement de faire un chef-d'oeuvre du 7ème art, mais de voir comment résonne une intelligence artificielle. Ses concepteurs jugent d'ailleurs son travail acceptable. Le résultat correspond selon Oscar Sharp à la moyenne de ce qu'une IA peut voir dans les films de science-fiction.

C'est exactement de ce principe que sont partis d'autres originaux, bien décidés à s'offrir une suite à la saga Harry Potter.
Le résultat, un texte en cinq parties d'environ quatre pages de long, est évidemment totalement incohérent, quoique grammaticalement très propre, et surtout fondamentalement drôle. Ce qui laisse une ouverture des plus intrigantes : avec une base de donnée suffisante, une IA est assez performante pour recouper les formes d'un langage donné et en reproduire la grammaire. Pour la syntaxe, par contre, il faut autre chose qu'un cerveau mathématique. C'est précisément ce qui gène les moteurs de traductions comme Google Trad, et un résultat similaire avait d'ailleurs été obtenu par Google (encore lui) lors d'un essai de poèmes artificiels il y a quelques semaines.
Evidemment, tout ça est en anglais, comme la majorité des trucs rigolos et cools qui traînent sur le net de l'amusement ces dernières années ('faut un algorithme littéraire français, nourri à Balzac et Zola, sérieusement, ce serait monumental...), et si les poèmes de Google sont facilement compréhensibles, le faux Harry Potter est autrement plus complexe. Heureusement, le site Actualitté a proposé à ses lecteurs de traduire ce mont d'incompréhension en français. Le résultat vaut franchement le coup d'oeil.
Je ne peux m'empêcher de vous en reproduire le début ici.

« Les Malefoy ! » dit Hermione.
Harry le regardait. Il ressemblait à Madame Maxime. Quand elle remontait à grands pas la mauvaise cage d’escalier pour se rendre visite à lui-même.
« J’ai peur d’avoir été bel et bien relevé du pouvoir, aucune chance – en effet ! » dit Rogue. Il replaça sa tête derrière eux et lut des groupes tandis que ceux-ci traversaient un coin pour voleter sur leurs lampes à encre, puis ramassa sa cuillère. La sonnerie de la porte retentit. Londres était beaucoup plus propre.
Hermione cria. La fête devait être organisée par Krum, bien sûr.
Harry se remit à collectionner des doigts, avec Malefoy. « Pourquoi, ne m’a-t-elle pas jamais dit… » Elle disparut. Et puis, Ron, remarqua Harry, avait presque raison.
« Déguerpissez, à présent, » dit Sirius, « je ne peux pas tracer une nouvelle voix. »
Il punit Oncle Vernon, si bruyamment qu’elle pouvait à peine l’utiliser avec Viktor Krum, ces visages dans un côté de leur année précédente. Une fois de plus, Monsieur Dursley était ce champion. Là, il allait donner le Rappelle-Tout… à chaque fois qu’il le ramassait, en haut de l’escalier de marbre vers Fred, qui se roulait par terre de douleur.
« Puante, lâche, crasseuse chose à calmer également, terrible – l’une était couverte d’encre étrange. »
Les cours devinrent petits et voletaient au loin de ses yeux acérés. « Lis-le à voix haute ! »

Je vous conseille de suivre cette dernière instruction devant un auditoire attentif. Les yeux qui s'écarquillent, les bouches qui se tordent et les oreilles qui se tendent de surprise et d'incompréhension valent toutes les erreurs syntaxiques du monde.
...de rien.

mardi 5 juillet 2016

Random work of wow : A Princess of Mars, Chapter 3

Je l'ai complètement ratée le mois dernier, l'adaptation en ligne d'Une Princesse de Mars par Richard Cox est repartie, avec son troisième chapitre (selon ceux du roman), où John Carter se voit emmené au village thark.


A une page par mois, c'est toujours le webcomic le plus lent de l'univers, mais au moins il avance, avec la publication de la page 2 aujourd'hui même.
Rendez-vous en août pour la page 3, donc...

lundi 4 juillet 2016

Un pulp français ?

- Pulp !
- Vous dites ?
- Je dis... Pulp !
- Cela signifie quoi ?
- Rien... et tout !
- Pourtant, qu'est ce que c'est ?
- Aucune chose... mais cependant quelque-chose !
- Enfin, que fait-il ce quelque-chose ?
- Il fait rêver !
d'après Souvestre et Allain, Fantômas, 1910.


Le pulp est un format typiquement 'ricain issu des folies éditoriales de son époque, d'une envie de démesure tout à fait nord-américaine et d'une culture en plein boom après la conquête de l'ouest (qui s'achève dans les années 1880, c'est moins de trente ans avant la première guerre, ne l'oublions pas). Le pulp est aussi un format qui ne ressemble à aucun autre, à la durée de vie ultra-courte, avec son histoire, ses idéau(logies)x propres et son héritage, mais le pulp n'est pas arrivé comme par enchantement. Rejeton des dime novels et des serials des journaux à grande distribution, il doit son existence aux exports français et anglais du XIXème siècle, aux enfants et amis de Féval (père) et Conan Doyle, de Verne et Rider Haggard : les Twain et les Eden Southworth, les Poe et les Fenimore Cooper.
Partant de cette parenté commune, comment ont évolués les romans-feuilletons chez nous par rapport aux leurs cousins outre-atlantique ? Qui sont nos héros de la période pulp, nos d'Artagnans du début du XXème siècle, qui bondissaient de toits en toits pendant que Paris résonnait du bruit des pinceaux du Cubisme et des marteaux de l'Art Nouveau ?

Chez nous, on parlera plus facilement de roman populaire, un type de (para)littérature alors fort peu reconnu mais au succès indéniable. On attribue communément son nom à la création en 1848 de la collection Romans illustrés par Gustave Havard et, en 1849, des Romans populaires illustrés de l'éditeur Gustave-Émile Barba, mais l'essor du genre était arrivé bien avant, marqué notamment par Les Mystères de Paris d'Eugène Sue (roman fleuve débuté en 1813 et qui représente exactement le genre de (pré-)dickenserie dont parle lavidéoquejevousaipostélasemainepassée -à croire que je prévois mes billets à l'avance, dites donc). Des auteurs et personnages se détachent vite du lot, notamment Paul Féval (Le Bossu, 1857), Pierre Alexis de Ponson du Terrail et son inévitable Rocambole (1857, auquel on doit, oui, le fameux adjectif), le Monsieur Lecoq d'Emile Gaboriau (1866), considéré à plus d'un titre comme le premier "super-détective" de l'histoire, et bien évidemment l'incomparable Alexandre Dumas, publiés dans des organes de presse au développement ultra-rapide comme Le Petit journal (créé en 1863). L'âge d'or de ces publications arrivera entre 1880 et 1900, avec l'explosion de genre particuliers comme les "romans de la victime" et, surtout, la création d'éditeurs populaires (Rouff, Fayard, Tallandier) qui vont réellement permettre d'imposer un marché (le gouvernement ira jusqu'à accorder à Hachette l'exclusivité des ventes sur la route du rail, occasionnant la création du terme "roman de gare"). Toutefois, le roman populaire tel qu'on le conçoit communément est vraiment un type de fiction très particulier, et le siècle nouveau va s'intéresser à une autre littérature, qu'on aura bien du mal à qualifier de "moins sociale" mais dont la portée s'avère radicalement différente, et portée notamment par l'aventure "scientifictionelle" d'un Verne et les progrès réels et avérés de la science.


Par commodité, on s'accorde à dater les pulps entre 1896, date à laquelle Argosy (magazine créé en 1882) publia son premier numéro entièrement dédié à la fiction, et 1942, au coeur de la pénurie de papier qui secoua l'édition nord-américaine, la période étant marquée, donc, par le format particulier des magazines, à 10 cents ("a dime") les 120 pages, imprimés sur du papier qui n'en mérite même pas l'appellation (et qui fait qu'on a un mal de tous les diables à en conserver/retrouver en bon état un siècle plus tard). Si l'on n'a pas eu droit aux modèles enclumesques des pulp magazines proprement dits sous nos latitudes, le type de littérature qu'ils contenaient et l'élan nouveau quelle apportait a bel et bien sévi dans nos journaux et nos fascicules "à quatre sous". Pour s'en rendre compte, je prendrai sensiblement les même dates concernant les publications françaises, débutant avec l'Exposition Universelle de Paris en 1900 et m'arrêtant à la réddition de 1940.
Bien sûr, on pourrait commencer plus tôt et finir plus tard, dans les années 1880 (j'ai eu très très envie de débuter avec la parution des Xipéhuz de Rosny aîné) et après la libération, par exemple, mais il suffit de lire les productions du moment pour comprendre où et comment faire le tri. Il y a un monde qui sépare l'âge d'or de Verne et Sue d'écrivains aux sujets similaires comme Le Rouge et La Hire : quoiqu'on soit encore en pleine belle époque (jusque 1914, s'entend), ces auteurs n'appartiennent pas au même siècle, et ça transpire de chaque page. Quant à la Deuxième Guerre, même si les publications ne cessent pas sous l'occupation (le fameux Passe-Muraille de Marcel Aymé sort en 1941 dans les pages de Lectures 40, une revue de la zone occupée, par exemple), c'est un sujet entièrement différent de l'histoire éditoriale française, un flou publicationnel de cinq ans où certaines séries sont souvent biface (une occupée, une libre) qui mérite son propre segment.
Evidemment, tout ça n'empêchera aucunement de déborder un peu (les Voyages excentriques de Paul d'Ivoi débutent en 1894, Rosny est définitivement un auteur qui comptera autant dans la fin du XIXeme que le début du XXeme et on ne manquera sous aucun prétexte les publications en temps de guerre de Jean Ray), mais je pense que ces dates permettent de délimiter, si pas une frontière éditoriale stricte, au moins un contexte créatif bien particulier.

Maintenant qu'on a nos dates, voyons-voir les sujets. Ma question ici, plus que "y a-t-il un pulp français", devrait plutôt se poser ainsi : "peut-on le considérer comme du pulp ?", c'est-à-dire, plus qu'un support, comme un véritable genre, multistrate et particulier, représentatif à plus d'un titre de son époque ?
Les publications d'alors ont bien évidemment cette folie urbaniste exploratrice et sciencefictionnelle qui secoue l'ensemble du paysage littéraire du moment, la faute à Verne et Wells, notamment, mais a-t-on nous aussi eu doit à cette libération post-humaine que sont les héros en capes, à cette envie de grands espaces qui enverra John Carter sur Mars, à ce besoin d'évasion historique qui fera la gloire imaginaire de l'ouest ? Pour faire simple : oui. Vous pensez bien que je n'me serais jamais lancé dans cette exploration si c'n'avait pas été le cas. Il y a toutefois deux petites choses à noter avant de détailler tout ça, qu'il faut impérativement prendre en compte et qu'il me sera difficile de répéter à chaque fois : autrement plus chargé historiquement qu'une Amérique vieille de cent-trente ans, l'Europe du début du XXème siècle est particulièrement marquée par le passage de l'euphorie victorienne des expositions universelles (celle de 1900 sera justement la plus fréquentée de l'histoire) à une réalité scientifique (les premiers vols motorisés des frères Wright en 1903, la relativité d'Einstein en 1905), et, entre les théories futuristes et les évolutions sociales, par une terreur que l'Amérique ne peut qu'imaginer de loin : la guerre. (Rappelons qu'alors que les Etats-Unis sortent de leur guerre civile (1861-65) et sont en 1900 au fait d'une longue phase de désarmement -qui s'arrêtera comme chacun sait en 1917-, la IIIème République prépare "La Revanche" depuis 1870.)


Comme l'Amérique, la France est marquée par la prédominance du genre policier et un urbanisme particulier au début de siècle. Gaston Leroux s'y fait un peu le Dashiell Hammett français (sauf qu'il préfigure le Surréalisme au lieu du roman Noir -Le Mystère de la chambre jaune, première aventure de Rouletabille, en 1907-), et Arsène Lupin (1905), Fantômas (1911) et Judex (1917) trouveront de quoi donner à nos héros le goût de mélanges justiciers entre nos génies du crime (instaurés par Rocambole) et ce que deviendront les mystery men américains (le Shadow et ses suiveurs). Toutefois, la vision française est plus hiérarchisée, moins franche et outrée, plus élégante et sophistiquée. Paris est une ville d'Art, voyez-vous, on n'est pas des cow-boys, et même en province, on cultive un raffinement rustique, comme le montrera Maigret à partir de 1930.
Ce qui n'empêche pas une certaine gratuité : Paul d'Ivoi ajoute une touche d'espionnage (X.323, 1908) à ses romans d'aventure (Les Voyages excentriques, que j'évoquais plus tôt), proches de Verne mais en beaucoup plus pop et décousus, Burroughs avant l'heure, en fait, où les machines futuristes n'ont aucune explication, où on visite des tombeaux/découvre des civilisations sans la moindre considération et où on vainc des monstres/savants fous/tyrans mégalos à la pelle. Ou alors, on va de par le monde dans une longue quête d'apprentissage, comme chez André Armandy (Les Réprouvés, 1926, Le Trésor des îles Galapagos, même année), redorant au passage le blason du colonialisme (une des pierres angulaires de la fiction de gare de l'entre-deux-guerres). Pierre Benoit, futur académicien à la carrière littéraire relativement modeste, verse lui dans l'onirisme pur et dur, notamment dans L'Atlantide (1919), et fait de l'amour le moteur particulier de ses récits (ce qui sonne, là encore, particulièrement burroughsien à mes yeux).
On se teinte aussi de fantastique, dans un paysage littéraire encore emprunt du gothique romantique de Poe et Baudelaire et où naît le Surréalisme absurde, avec des personnages comme le Fantôme de l'Opéra de Gaston Leroux (1909) ou le Belphegor d'Arthur Bernède (1927, pensé comme un concurrent de Judex, les deux personnages étant issus du cinéma et scénarisés par Bernède lui-même), voire le Monsieur d'Outremort de Maurice Renard, des inventions étranges comme l'inexpliqué "Rour" de Souvestre et Allain (qui préfigure Fantômas), et des auteurs prolifiques comme le belge Jean Ray (qui sera, pour l'anecdote, publié dans Weird Tales sous le pseudonyme John Flanders -il est flamand, blague-), toutefois plus connu à l'époque pour Harry Dickson, le Sherlock Holmes américain, une série allemande de 1907 qu'on traduira (et adoptera) très vite (dans La Nouvelle populaire, la même année) avant que Ray ne l'écrive lui-même à partir de 1929 (il y aura au total 178 numéros, jusqu'en 1938).
Parmi les héros sériels, quelques archétypes de super-héros apparaissent, fortement teintés de SF à l'image du Nyctalope en 1911, qu'on désigne souvent comme le premier personnage "à super-pouvoirs" de la littérature (et de TOUTE la littérature, pas seulement francophone) et de L'Homme élastique de Jacques Spitz (1938), ou sous les traits de grands magiciens comme Sâr-Dubnotal (1909, dont la paternité est prêtée à Norbert Sévestre mais n'a jamais été prouvée), hypnotiseur émérite non sans rappeler un (pré-)Mandrake en turban, et son successeur Fascinax (1921, auteur anonyme).


On visite d'autres mondes également, Arnould Galopin enverra ainsi le docteur Omega sur Mars (Aventures fantastiques de trois français dans la planète Mars) en 1906 quand Gustave Le Rouge y trouvera un Prisonnier en 1908, année où Jean de la Hire, futur auteur du Nyctalope, revisitera La Guerre des mondes dans sa Roue fulgurante, avant que l'abbé Moreux n'en reçoive des signaux dans son Miroir sombre en 1911 ; j'en passe (beaucoup), et pas des moins bons (les années 1890/1910 ont un truc avec Mars, la faute à Giovanni Schiaparelli). Citons aussi Maurice Renard et les arachnoïdes invisibles du Péril Bleu (1910), La Guerre des mouches de Jacques Spitz (1938), considéré comme un des premiers grands romans du genre, et comment oublier Rosny aîné, dont le premier roman, en 1895, était une fable SF étonnement avant-gardiste, et qui publiera, oscillant entre l'aube et la fin des temps, de la SF (La Mort de la terre, 1910, Les Navigateurs de l'infini, 1925) et de la fantasy (La Guerre du feu, 1909, Ambor le loup, 1931) jusqu'en 1935 ?
Tant qu'à parler de fantasy, si le médiéval fantastique est loin alors d'avoir pénétré le territoire, le roman historique "de cape et d'épée" est en pleine santé, et le pendant du cow-boy américain sera plus que jamais "le mousquetaire" (au sens dumasien du terme), notamment au travers du Capitan et des Pardaillan de Michel Zévaco (entre 1905 et 1918), des nombreuses suites du Bossu (de 1893 à 1929) et de l'improbable rencontre entre d'Artagnan et Cyrano (1925) de Paul Féval fils, et, surtout, de L'Homme au masque de fer (1931) d'Arthur Bernède, encore lui, qui marqua durablement les mémoires. Je vous parlerais bien aussi de la figure plus que controversée de Jean d'Agraives, colabo avéré, voleur patenté (le Scaramouche de Sabatini), mais exaltant auteur jeunesse aux nombreux pirates et chevaliers.
Tout ceci, évidemment, sans oublier les classiques à l'eau de rose, qu'on passe par les ultra prolifiques Max du Veuzit (alias Madame Alphonsine Vavasseur) et Delly (le frère et la soeur Petitjen de la Rosière), ou Alain-Fournier et son Grand Meaulnes, et des oeuvres sociales plus marquées, comme celles du régionaliste suisse Charles-Ferdinand Ramuz (La Grande peur dans la montagne, 1925) ou la saga de Jean-Christophe de Romain Rolland qui, parue entre 1904 et 1912, sera perçue comme une oeuvre d'amitié franco-allemande et vaudra à son auteur le Nobel de littérature en 1914.

La littérature populaire brasse large, et tous ces récits, selon les modèles en vigueur, passent par une prébublication dans les journaux et périodiques d'alors comme le très populaire Le Matin (fondé en 1883), Faits-divers illustrés (1905) ou Détective (1928, notre Nouveau Détective actuel), ou dans de nombreux fascicules dédiés (format en vogue depuis le XIXème et qui serait l'ancêtre, si l'ont veut, des magazines autocontenus au nom de leurs héros de l'Amérique des années 30), avant de se retrouver reliés (les fameux "romans de gare") dans des collections comme Le Roman d'aventure (1908), qui verra notamment passer Jean de la Hire (dans un récit dont un des personnages n'est autre que le père du Nyctalope), Paul d'Ivoi, Gustave Le Rouge, Arnould Galopin et même Pierre Giffard, un des instigateurs du Tour de France, qui fut aussi un excellent auteur jeunesse. (A ce titre, la majeure partie des dates que je donne est sujette à ajustement, puisque j'use interchangeablement des parutions dans la presse et en volume - par exemple, La Roue fulgurante de Jean de la Hire est parue dès 1906 dans Le Matin, mais n'a été relié chez Tallandier qu'en 1908.)


Le cinéma s'empare évidemment lui aussi du format. Aux serials américains répondent les feuilletons français, à un rythme fou (Louis Feuillade adapte cinq romans de Fantômas entre 1913 et 14), les deux modèles s'inspirant l'un l'autre : on attribuera ainsi aux Vampires de ce même Feuillade (1915) l'archétype des femmes fatales à la Catwoman (le serial sera par ailleurs lui aussi salué par les surréalistes), et, toujours de Feuillade, la figure de Judex (1917), justicier dandy en chapeau et cape, deviendra l'éminent Shadow. Un prêté pour un rendu, d'ailleurs, car c'est justement sous le nom de Judex que le Shadow apparaîtra dans les premières traductions des comic strips dans la langue de Pierre Pelot à la fin des années 30 (titrés L'Ombre de Judex). Dans un autre genre, Vidocq, mort depuis une cinquantaine d'année, devient un personnage de cinéma en 1909 sous les traits de Harry Baur (il n'aura jamais de roman à sa gloire, mais Vidocq a écrit lui-même et ses mémoires inspireront notamment Monsieur Lecoq, Jean Valjean, Auguste Dupin chez Poe ou Rodolphe de Gerolstein chez Sue, et une bédé dès 1939, Les Aventures véridiques du policier bagnard Vidocq par Giffey et Laude).
Et dans le sillage de l'inévitable Tintin (1929) apparaissent en Franc(ophoni)e à la fin des années 30 les héros des comic strips américains, qui déteignent forcément sur les nôtres et s'exportent sur le format (Arsène Lupin et Rocambole y arriveront dans les années 40, Monsieur Lecoq dans les 50), et également dans les magazines de bande dessinées, comme L'Epervier bleu dans Spirou, par exemple. On voit aussi arriver de nombreuses bédés de SF, à l'image de Futuropolis (à l'inspiration évidente) en 1937, pendant que se joue une pseudo-"guerre" frontalière entre le magazine Tintin bruxellois et le Journal de Mickey parisien (ça parait absurde de nos jours alors qu'ils sont devenus deux grosses machines à licence, mais Superman -enfin, Marc, Hercule moderne ou Yordi, selon les aléatoires traductions de l'époque- sera publié dans les deux périodiques).

Il y a d'ailleurs à ce titre une chose très intéressante à noter, c'est que si la période d'hyperpopularité du pulp américain se fait plutôt entre-deux-guerres, avec l'apparition de personnages comme Conan et Doc Savage dans les années 30, elle a eut lieu avant 1914 chez nous. Dans les années 20, un désaveu populaire certain marque une franche séparation entre des lecteurs désenchantés et l'enthousiasme patriotique de la presse pendant la guerre (un périodique comme Le Petit Journal, qui annonçait cinq millions de lecteurs en 1900, voit son chiffre tomber à 400mille en 1919 alors que les élans politiques de sa rédaction s'affirment), et puis le contexte des années folles va réellement faire décoller le cinéma.



Le début du siècle littéraire est emprunt des évolutions scientifiques et artistiques, jusqu'à s'inspirer mutuellement (les illustrations de cet article cachent -bien mal- un tableau du cubiste Juan Gris et un autre du surréaliste Magritte), les péripéties absurdes, anticipations insensées et évocations graphiques de certaines aventures devenant autant d'étendards picturaux, de modèles de pensées nouveaux voire de manifestes de vies nouvelles, chaque récit étant marqué, tous comme ses cousins américains, autant d'impératifs économiques que d'une indiscutable effervescence créative. Le XXème siècle n'est plus le XIXème, et loin de s'en être simplement rendu compte, sa frange fictionnelle la plus gratuite s'en est carrément faite apôtre. Une observation qui, si elle est indéniablement plus palpable dans la littérature parisienne, se fait des deux côtés de l'Atlantique et donne naissance, bien au delà de leurs formats de distribution, à des pratiques narratives curieusement analogues.
Et comme en Amérique et comme je l'ai précisé plus tôt, j'arrête mon historique avec la Deuxième Guerre, de manière assez aléatoire mais pas innocente. Les magazines de fiction et romans-feuilletons continuent bien évidemment sous l'occupation, mais la scission de la France fait de ces quelques années un monstre éditorial complètement fou. Et après la libération, c'est l'explosion... Les années 50 verront le développement du format poche, et la fiction populaire sera publiée hors des journaux et des magazines, exactement comme aux Etats-Unis. Les fascicules ne disparaissent pas pour autant, mais prennent la forme de véritables magazines au sens moderne. Devant l'expansion du marché, il n'est plus question de parler de "pulp" ou de "roman de gare" en rassemblant tout et n'importe-quoi, la littérature "de genre" se développe comme elle n'avait encore jamais pu le faire, et il devient rapidement nécessaire de nommer ses branches avec précision. On commence réellement à parler de SF, de fantasy, de spyfy, et à les historier. Apparaissent alors Nestor Burma (1943), Fantax (1946), Blake et Mortimer (1946), Tarou (1949), OSS 117 (1949), des auteurs comme Jimmy Guieu, qui fit la gloire de Fleuve Noir Anticipation (dès 1954), Albert Bonneau, spécialiste du western, ou Georges Chaulet, empereur du pulp jeunesse (Fantômette, Les 4 as, c'est lui), des magazines comme Vaillant (1945), Fiction (1953, lié au Magazine of Fantasy and Science-Fiction, leader du pulp nord-américain) ou Météor (1953), qui mèneront à Métal Hurlant, Rahan, Blade, Henri Vernes et des tas de magazines/bédés/personnages/auteurs fascinants qui donnent à la liste des choses franco-françaises dont je veux parler des allures de Manuscrits de la Mer Morte déroulés dans le désordre... et j'adore ça.

Oh, et un dernier petit détail : d'Arsène Lupin à Rouletabille, de Gustave Le Rouge à Rosny aîné, la très large majorité des titres et auteurs que je liste ici est disponible libre de droits au format numérique, si la curiosité vous y conduit...

dimanche 3 juillet 2016

Tarzan le raciste ?

"The Legend of Tarzan ridiculise les noirs dans un film incroyablement raciste." "Peut-on faire un film Tarzan non-raciste ?" "Tarzan ne peut pas être rebooté." Voila le genre de titres que les journaux américains placardent sur leurs critiques du film tout récemment sorti (la France attendra encore un peu, mais j'imagine qu'elle sera tout aussi offusquée). Et rien que ce point est horriblement foireux dans chacune d'elle : rarement, même jamais, fait-on état du racisme du film, on parle surtout d'un personnage qui est juste froidement, bassement et inévitablement raciste de base.


Et c'est n'importe-quoi. Bien sûr, que c'est n'importe-quoi. Mais pourquoi est-ce n'importe-quoi ? Et pourquoi est-ce que ça choque autant aujourd'hui ?
C'est la question, beaucoup plus intelligente, que s'est posée Graeme McMillan dans un article du Hollywood Reporter, où il s'attache plus à remettre en question l'image de Tarzan de nos jours et son statut d'icône que d'attaquer bêtement un film sur ce qu'on présume être le message de l'auteur du matériau d'origine.
Pour lui, le "problème" vient surtout d'adapter un personnage plus vieux que ne le sont Captain America ou Batman, tout aussi important iconologiquement parlant, mais dont le contexte d'origine post-colonial est indiscutablement beaucoup moins noble aujourd'hui.
Il le résume au travers de sa naissance même, tant physique qu'en tant que personnage, pointant l'inévitable évidence du "gamin de haute société rendu orphelin par une jungle dangereuse et effrayante mais qui finit tout de même par s'élever et à triompher pour aucune autre raison que la supériorité inhérente de son intellect d'homme blanc." Notion à laquelle s'ajoute l'échec total de la civilisation à supporter les attentes de Tarzan, lequel revient, noble et fier, dans une jungle qu'il domine totalement et qui devient le seul lieu honorable et digne de sa magnifique présence de patriarche magnanime et juste.
Ma réaction première (et unique) à ce type d'allégation a toujours été "non", et d'expliquer. Pourquoi et comment parvient-il à asseoir sa dominance sur la jungle ? Simplement parce qu'il est un incroyable être humain, testé par le temps et les évènements, et qu'il parvient à surmonter toutes ces épreuves. Cette société simiesque à laquelle il appartient est autant une bénédiction qu'une malédiction pour l'orphelin, et s'il survit grâce à sa curiosité et son ingéniosité, il n'en reste pas moins totalement inadapté à ce monde, et ne doit souvent la vie sauve qu'aux autres singes.

Mais du coup, les singes ne sont-il pas une représentation facile et vilaine des peuples noirs stupides entièrement dévoués aux blancs supérieurs ? Dans ce cas, répondrais-je tout simplement, pourquoi est-ce que tous les méchants de la série, une longue série de vingt-quatre livres, sont-ils tous invariablement blancs ? Certes, il y a Jane, il y a d'Arnot et d'autres personnages nobles et bien intentionnés, mais les seules réelles mauvaises personnes sont des blancs, caractérisés justement comme colonialistes et racistes (ah, et des bandits arabes, aussi, des fois, mais il y a tout autant d'arabes de bonne compagnie que de pillards dans ces livres, la problématique est la même).
Et encore une fois, c'est pas juste un livre, il y en a vingt-quatre, et Tarzan ira aussi combattre les nazis, comme Captain America. Alors, certes, dans le premier roman, Mbonga et sa tribu sont des antagonistes cannibales, mais ils sont une tribu parmi d'autres vivant dans la jungle et ses abords, et on fait vite la connaissance des Waziris, que Tarzan traite avec énormément de respect (je ne vous ferais pas l'affront de m'amuser à compter le nombre de fois où Burroughs écrit en toutes lettres que le Seigneur des Singes les voit "comme ses égaux"), respect qu'il ont gagné envers lui et qu'il a du gagner envers eux. C'est la jungle, et prouver sa valeur est un mécanisme de survie essentiel. Rien n'arrive "juste" grâce à la couleur de peau. D'autant que, pendant ce temps là, Tarzan s'est fait sa place dans la civilisation blanche et affiche un dédain plus que justifié pour ses représentants : les seules personnes qu'il a rencontré avec un minimum de droiture sont ceux qui, comme lui, ont un attachement particulier à la jungle et/ou à une personne issue de la jungle.

A mes yeux d'enfant, tous les romans d'Edgar Rice Burroughs se résumaient toujours à une dualité juste/injuste et à "soit respectueux et les gens te respecteront", un compas moral tout à fait sain pour un gamin de dix ans.
A lire les critiques, pourtant, on aurait plutôt affaire à un individu haineux et subliminalement brillant dont chaque ligne cacherait un message white supremacist. Je n'ai jamais reçu ça. Et même en grandissant et en découvrant le sous-texte, si le colonialisme en est effectivement un des principaux, ce n'est aucunement sous une lumière positive. Quant au racisme de Tarzan, je vois plutôt dans le personnage une évocation claire et naïve du bon sauvage des romantiques.
La vérité, c'est que la majeure partie des blancs civilisés qui débarquent dans la jungle sont en fait absolument incapables de s'en sortir sans l'aide (voulue ou non) de Tarzan. Jetez un oeil à la couverture que je vous ai mise sur la droite : c'est la toute première image de Tarzan jamais éditée, lors de sa parution dans All-Story en octobre 1912, sous le pinceau de Clinton Pettee. Tarzan y combat vaillamment un lion, mais pourquoi un tel affrontement ? Pour défendre le petit gars derrière, William Cecil Clayton, le prétendant tout propre et bien éduqué de Jane, qui assiste, impuissant, les yeux exorbités, à la joute.
Tarzan triomphe parce qu'il s'est fondu dans son environnement, et qu'il a prouvé sa valeur ; une valeur innée, certes, car il est bel et bien un noble de grande lignée autant qu'un homme des bois, mais il lui a fallu se tester en tant qu'Homme. C'est d'autant plus probant quand on lit les autres personnages de Burroughs. Chez lui, les hommes naissent avec des capacités et des possibilités qu'il convient d'exploiter au mieux, et surtout de confronter à des civilisations qui vont tenter de changer et de conformer chacun à un modèle prédéfini. Les héros burroughsiens sont tous destinés à de grandes choses, mais ils ne se révèlent pas par magie, ce sont des hommes et des femmes libres qui font fi de leurs sociétés respectives et décident de vivre pour leurs idéaux (généralement, l'amour est un motif suffisant). "A warrior may change his metal, but not his heart", nous dit-on dans John CarterTarzan a du devenir plus malin, plus curieux et plus entreprenant car il n'était pas physiquement fait pour le monde dans lequel il vivait, et prouver de ce fait qu'il en était digne. Sa dominance n'est pas un droit, c'est un prix.
Dans la jungle, Tarzan est une vision de l'homme versatile et intrépide, un morceau d'intelligence avancée dans un univers brutal et impitoyable, et lorsqu'il change de monde (ou qu'il est simplement vu par une personne civilisée), il apparaît inévitablement comme un animal sauvage et dangereux à la force herculéenne. Il n'est à sa place dans aucun des deux, mais il n'a pas été touché par la corruption de la civilisation, et c'est ce qui le guide en Afrique à chaque fois : il se sent moralement plus proche de la jungle qu'il n'est physiquement un homme, et il devient par la force des choses le fantôme blanc des légendes Waziris.

Ce qui est d'autant plus drôle à voir les réactions des journalistes actuels, c'est que la dualité liberté/civilisation est pourtant d'un thème connu et particulièrement récurent dans l'Amérique du début du XXème siècle, au moment où la technologie change radicalement le territoire et que l'ouest sauvage et libre se voit rattrapé par la civilisation de l'est. On retrouve la même envie de grands espaces chez Conan, par exemple. Et le racisme est un jugement d'homme civilisé, pas d'homme libre.
Et donc, non, à aucun moment dans aucun roman de Tarzan est-il induit de quelque manière que ce soit qu'il triomphe parce qu'il est blanc.


Mais manifestement, internet semble en but à me faire penser le contraire.
D'où questions : est-ce que j'ai lu les livres à l'envers ? Mon esprit d'alors était-il trop peu concerné par la question et celui d'aujourd'hui trop nostalgique pour le voir ?
Evidemment, non, mais le problème ne vient pas en vérité des livres. L'image principale qu'on a de Tarzan, c'est celle de Johnny Weissmuller, et les films des années 30 et 40 ont toujours été plus que complaisants dans leurs représentations des populations locales. Le racisme, alors, ne serait pas celui du personnage mais... du cinéma américain lui-même. Et là se pose une question autrement plus ennuyeuse : les critiques ont-elles lues les livres qu'elles jugent si durement, ou se réfèrent-elles uniquement à l'image d'Epinal d'une armoire à glace d'Europe de l'est en slip de fourrure, se contentant d'y voir ce qu'elles ont envie d'y voir ?
Mince alors, entre Weissmuller et SchwarzieTarzan et Conan souffriraient-ils du même type de procès d'intention ?

mercredi 29 juin 2016

Random work of wow : De Dickens à Star Wars

Le serial est une forme narrative toute particulière.
Aujourd'hui, elle désigne surtout pour le spectateur un format cinématographique à petit budget fonctionnant selon le principe du feuilleton, un modèle qui vécut son apogée dans les salles obscures du début du XXème siècle.
Tiré des roman-feuilletons publiés dans des périodiques depuis alors plus d'un siècle, le serial répondait à des impératifs bien précis, notamment sa durée (tant le nombre d'épisodes que leur minutage propre) et son modèle narratif, les épisodes devant autant que faire se peut se terminer sur un cliffhanger afin de donner envie au spectateur (payant) de voir la suite. De fait, les genre aventureux étaient les plus représentés, s'inspirant là encore des récits de prose de l'époque (les westerns, la SF naissante...) notamment des pulps (Tarzan et le Shadow apparaîtront plus d'une fois sur les écrans), voire des comic strips (Flash Gordon, le Phantom) ou des comic books alors tout jeunes et autrement moins bien considérés que leurs cousins des journaux (Superman -avec des scènes de vol animées reprenant le travail des frères Fleischer sur le personnage-, Batman, ou encore Captain Marvel auront droit à leurs séries).
La visée était purement récréationnelle, placée en première partie d'un film plus long et à plus gros budget selon le format double feature commun à l'époque. Avec le temps, le serial, de plus en plus populaire et de plus en plus cher, laissera la place à un type de programme réservé jusque là aux avant-séances (en compagnie des flash info) : les cartoons, plus courts et moins compliqués à produire.

Longtemps ignoré voire méprisé par les historiens du cinéma, le serial est aujourd'hui un objet d'attention pour les amateurs de genre et de vieilleries oubliées, bien aidés par la réévaluation à laquelle le format eut droit grâce à la télévision (modèle de diffusion autrement plus propice au récit épisodique) et, surtout, à de nombreux cinéastes inspirés...

Et d'habiles vidéastes se proposent parfois d'en faire une étude sur à peine sept minutes et fourmillant pourtant de détails croustillants.

mercredi 22 juin 2016

Klarkash-Ton et les mystères de l'édition

La semaine dernière (le 17 juin 2016 pour être exact), l'éditeur Mnémos terminait une campagne de financement participatif au succès fulgurant et monstrueusement efficace, culminant à près de 1600% (mille six-cent!). La raison? Il s'agissait de publier, pour la première fois en France, l'intégrale des récits fantasy de Clark Ashton Smith, la dernière tête de la sainte trinité de Weird Tales, grand ami d'Howard Philip Lovecraft et Robert E. Howard.


À sa mort en 1961, Klarkash-Ton, ainsi que le surnommait Lovecraft, était encore totalement inconnu en France. La situation de ses compères n'était pas beaucoup plus reluisante, puisque Howard n'avait pas encore eu droit à une publication française (Conan ne sera traduit qu'en 1972) et que Lovecraft lui-même commençait à peine à pointer le bout de son nez (suite à la parution de La Couleur tombée du ciel chez Denoel (Présence du Futur #4) en 1954). Il fallait, pour ce type de littérature très connotée, compter sur les collections poches, et c'est la science-fiction qui était alors en vogue, notamment grâce à la machine Fleuve Noir Anticipation. Le fantastique était un genre qu'on réservait volontiers aux auteurs du XIXème et la fantasy, patiemment, attendait son heure (Le Hobbit ne verra sa première traduction en France qu'en 1969, Le Seigneur des Anneaux en 72, et si les cycles SF de Poul Anderson font alors un malheur -Les Croisés du Cosmos, 1962 ; La Patrouille du temps, 1965-, son "manifeste" fantasy, Trois Coeurs Trois Lions, ne sera traduit qu'en 1986 -son pendant nordique, L'Epée brisée, contemporain des Anneaux et considéré à juste titre comme une des pièces premières de la fantasy moderne, attendra quant à lui 2014, c'est dire).

Et puis au delà du genre auquel il appartient et ses origines pulp, il y a une petite chose extrêmement importante à prendre en compte concernant Smith : aux Etats-Unis, il fut surtout considéré comme un poète. Qui plus est, sa courte carrière (1912-1935, il arrêta d'écrire après les décès successifs de ses deux compères pour se consacrer à la sculpture) n'en fit pas un auteur spécialement prolifique. La publication de Clark Ashton Smith le noveliste s'avère donc être un affaire d'archiviste des deux côtés de l'Atlantique. Débutée en 1970 avec la parution de Zothique chez Balantine (au format paperback, équivalent local du poche, et avec de superbes couvertures de Bruce Pennington), il fallut attendre les recueils de Night Shade Books (The Collected Fantasies of Clark Ashton Smith) publiés entre 2007 et 2008 pour voir l'intégralité des écrits fantastiques de l'auteur compilés dans sa langue d'origine.
En France, l'aventure éditoriale de Smith commence sensiblement au même moment : un premier et gros volume, Autres Dimensions, était publié chez Christian Bourgois en 1971. Il est intéressant de noter qu'il ne contient aucun des récits les plus connus du monsieur, rassemblant des nouvelles éthérés assez proches de ses écrits poétiques. Confidentiel et jamais réédité, il appartient aujourd'hui à cette catégorie de livres fantômes absolument introuvables, sinon à prix d'or. Il faudra en fait attendre les années 80 pour que C.A. Smith se trouve un public en francophonie. Bien aidée par le succès de Conan en salles, l'heroic fantasy explose, et quoi de mieux pour capitaliser sur la soudaine reconnaissance d'Howard que de publier l'un de ses grands amis ? La Librairie des Champs Elysées s'était chargé d'ouvrir le terrain en traduisant deux des volumes de 1970 de Balantine, Zothique (1978) et Poséidonis (1981), curieusement tronqués de certaines nouvelles, dans sa collection Le Masque Fantastique (qui verra par la suite également apparaître Lovecraft à son catalogue), mais c'est surtout entre 1985 et 1989 que Smith prend pied dans l'hexagone, lorsque les Nouvelles Editions Oswald en publient huit volumes (L'Ile inconnue, Ubbo Sathla, L'Empire des nécromants, La Gorgone, Le Dieu carnivore (en deux tomes), Les Abominations de Yondo et Morthylla). Le succès est au rendez-vous et, si elle n'est pas aussi invisible que les Autres Dimensions de 1971, cette série est désormais au moins aussi chère, avec des tarifs qui peuvent varier entre 80 et 150€ (pièce!) sur les sites d'enchères. A raison, quelque part, car non contente de proposer alors un éventail quasi complet des nouvelles fantasy et fantastique de Smith, NéO se paye le luxe de couvertures pulp hautement qualitatives (par Jean-Michel Nicollet, j'en ai déjà parlé) et, surtout, de textes explicatifs fourmillant d'informations. Il est à ce titre important de noter que NéO fit de même avec les récits moins connus d'Howard (publiant, en fait, la totalité de ceux qui ne concernent pas Conan), et offrit également une nouvelle vitrine à Lovecraft (alors au fait de sa popularité suite à la traduction du jeu de rôle L'Appel de Cthulhu).
Parallèlement, on soulignera l'entêtement avec lequel Jacques Sadoul fera la promotion de l'auteur dans ses nombreuses anthologies pulp (Les Meilleures récits de...) des années 70 et 80 et jusqu'à son Histoire de la Science-Fiction en 2000, publiant (entre autres) pas moins de trois fois La Mort d'Illalotha, qui reste l'un des textes les plus populaires de Smith (et dont le style très graphique en fait à mes yeux l'une des principales inspirations de la scène de la mort de Lucy dans le Dracula de Coppola).

Après 1989, toutefois, un lourd silence s'abat sur l'oeuvre de Smith.
Quelques petits éditeurs s'essaient à des publications plus ou moins artistiques, à l'image de L'Oeil du Sphinx, désireux de faire découvrir aux lecteurs francophones sa poésie encore confidentielle (tout juste un texte ou deux dans la revue Antarès en 1979), ou son travail pictural, mais sans grande publicité ni réel impact public. La Clef d'Argent publiera par ailleurs l'intégrale de ses poèmes dans Nostalgie de l'inconnu en 1990 (réédité en 2001), et une plus qu'intrigante quoique terriblement courte (une cinquantaine de pages) étude intitulée Les Mondes perdus de Clark Ashton Smith en 2004 (réédité en 2007).
Et puis, soudain, en 2013, parait La Flamme chantante chez Actes Sud. Un projet étrange, agrémenté d'une nouvelle traduction, publié dans un format plaquette (étroit et haut) relativement cher (quinze euros pour une centaine de pages) plus que surprenant. Une belle oeuvre, très franchement, et qui marque le retour de Smith chez un grand éditeur, mais qui m'a toujours semblé assez vaine : quoique disposant d'une nouvelle traduction et d'un format original, elle n'en reste pas moins une simple version de luxe d'une nouvelle qu'on trouvait déjà non seulement chez NéO (dans L'Ile inconnue) mais aussi et surtout chez Sadoul (dans Les Meilleurs récits de Wonder Stories, magazine où elle fut publiée en deux parties en juillet et novembre 1931) pour trois fois rien. Le choix du récit en lui-même est par ailleurs assez significatif de la relative incompréhension de la francophonie pour Klarkash-Ton. Publiée, je viens de le dire, dans Wonder Stories plutôt dans Weird Tales, La Flamme chantante s'approche plus de la science-fantasy rêveuse d'Abraham Merritt (jusqu'aux dimensions parallèles pour encadrer le récit, à l'image de La Nef d'Ishtar ou du Gouffre de la Lune) que du fantastique fantômatique qu'on connait de Smith.


Alors... Alors trois ans après l'étrange expérience d'Actes Sud, Mnémos lançait une campagne Ulule pour une nouvelle traduction de l'intégralité des textes de Smith, et bouclait son financement en quelques heures (ressemblant au final près de 80 000 euros sur les 4000 demandés), histoire de (se) prouver que Smith, malgré une édition plus que chaotique en France, n'est pas un auteur à deux sous. Pour la première fois, les cycles Zothique (le continent de la fin des temps) et Hyperborée (terre d'horreurs cosmiques lovecraftienne et de barbares howardiens) seront accompagnés d'Averoigne (cycle gallo-romain ironiquement totalement inconnu en France ou presque) et Poséidonis (évidente et théologique Atlantis), en entier, nouvelles et poèmes confondus, dans un format luxe, cartographié, et abondamment illustré (à titre posthume) par Zdzislaw Beksinski, artiste surréaliste polonais plus que recommandable. J'ai hâte.

samedi 18 juin 2016

De l'importance d'une couleur

Je lisais un scan flou et grisâtre d'un épisode de Tarzan par Joe Kubert quand, alors que mon esprit vagabondait entre les cases, j'ai eu l'étrange impression de lire une scène connue, mais que j'avais vue sous une autre couleur.
Evidemment, "scan flou et grisâtre", mais quand j'ai sorti mon gros tome de l'intégrale du monsieur pour vérifier (ce qui me fait penser qu'un omnibus sort en août... je suis tentation...), la page m'a véritablement parue d'une autre couleur. Différence de papier, qualité de l'impression, âge de l'impression au moment du scan, qualité du scan, tout ça créait vraiment deux scènes identiques mais totalement différentes.
Ceci étant, tout ça vient de l'opposition entre un piratage de vieille bédé et une belle réimpression moderne, que se passe-t-il quand deux éditions empruntent vraiment deux voies colorées différentes ? Par un heureux hasard, il se trouve qu'on doit à Dark Horse et à Tarzan ce type de comparaison involontaire... et pas toujours flatteuse : la réédition de 1999, au format digest, des épisodes de Russ Manning sur la série de Gold Key dans les années 60.

Cette collection visait, sur quelques volumes, à réimprimer les adaptations des romans de Burroughs par Manning. Des histoires souvent courtes (compressées la plupart du temps en un unique numéro de 24 pages) et riches en rebondissements dont l'impact visuel devait autant à la frilosité de l'époque qu'aux relatives méconnaissances des artistes et aux techniques d'impressions quadrichromes. Pour faire simple, c'était vibrant, mais c'était aussi un poil n'importe-quoi.

Gold Key

Dark Horse

Dark Horse s'est donc attaché à retravailler ces épisodes d'une manière plus réaliste. Qui plus est, le format plus petit que celui d'origine permettait une impression sur un papier d'excellente qualité, et avec l'étalage complet des couleurs des presses modernes. Là où tout cela devient curieusement intéressant (et énervant), c'est évidemment à la comparaison (c'est un peu ce que je vend depuis le début de ce post). Les coloristes, Jason Hvam et Keith Wood, ne se sont absolument pas basés sur les planches de Gold Key pour travailler leurs palettes (il est même possible que les deux artistes ne les aient tout simplement jamais vues). Le procédé permet une approche fraîche des histoires, et le rééditions fut chaudement accueillie tant par les fans que les néophytes, mais tout n'est donc, disais-je, pas qu'amélioration.

Dans cette catégorie, toutefois, on notera en particulier la couleur de peau de Tarzan, qui s'offre un léger mais logique bronzage, et l'environnement évidemment plus réaliste, avec une jungle bien verte et des cieux bien bleus. On verra aussi quelques changements totalement arbitraires, comme une couleur de cheveux (notamment chez Korak et La) ou de vêtements (la robe rose de Miriam devenue violette, ou les uniformes khaki passant au bleu), et les bulles uniformément blanches là où les couleurs variaient du jaune au vert chez Gold Key. Des détails qui passent totalement inaperçus à la lecture, et c'est bien là toute la qualité de cette recoloration : elle passe parfaitement bien. C'est aussi son plus gros défaut.

Voyez-vous, l'intérêt principal est évidemment de ne pas choquer l'oeil avec une luxuriance rosée, mais en échange, c'est un poil monotone et, sur petit format, ça mange parfois les détails du décor.
Non que la recoloration soit mauvaise, mais elle enlève le côté vibrant de la parution originale, une verve aventureuse qui, tristement, disparaît... Et avec elle, un certain respect du matériau de base. Illustrons, avec un triceratops, une femme singe et une végétation préhistorique (tiré de Tarzan the Terrible, où le seigneur des singes visite Pal-ul-don) :

Gold Key


Dark Horse

Et là, tristement, on tire vers l'erreur pure et simple. Burroughs avait en effet créé pour cette terre perdue un large panel de créatures totalement fantastiques, tirées certes de monstres (pré)existants mais néanmoins totalement imaginaires, que Manning et ses coloristes avaient reproduits le plus fidèlement possible. Le triceratops, par exemple, était bel et bien présenté avec une collerette flamboyante, et si ce changement n'a finalement que peu d'importance vu celle du bestiau dans l'histoire, il en va tout autrement des deux autres figures. Le sauvage au devant du monstre est un Ho-don, espèce néandertalienne décrite comme aussi blanche que Tarzan, et la demoiselle qui accompagne Lord Greystoke est une Waz-don, à fourrure drue et noire (notez que ces deux modèles d'humanoïdes sont munies de queues préhensiles). Dans la version Gold Key, ces disparités, qui sont la source d'une intense rivalité entre les deux espèces, sont reproduites avec un fort contraste. Mais chez Dark Horse, rien. C'est la raison principale qui me fait penser que les originaux n'ont pas été consultés avant recoloration, mais quand bien même, leurs différences sont textuellement évoquées dans le récit. Quoi qu'il en soit, on se retrouve avec un Hu-don à la peau bien plus foncée qu'elle ne devrait l'être, et inversement pour mademoiselle Waz-don... Et semblant de rien, ce dinosaure tout gris éléphantesque me dérange quand même beaucoup : les "gryfs", ainsi que les appellent la population de Pal-ul-don, sont bel et bien décrits comme des triceratops, mais n'en sont pas, et on savait par ailleurs très bien en 1999 qu'un dinosaure n'avait pas la couleur d'un rhinocéros. Ceci pose un autre problème quand intervient le "jato", créature décrite par Burroughs comme un croisement entre un tigre et un lion, avec les rayures de l'un et la crinière de l'autre. Dans la version Dark Horse, les rayures passent purement et simplement à la trappe, exactement à la manière des vêtement de Jane, souvent des peaux de léopard chez Gold Key et qui deviennent inidentifiablement brunes et unies chez Dark Horse.

Ce qui est d'autant plus désolant, c'est que lors de leurs réimpressions du run de Joe Kubert (publié dans les années 70 chez DC Comics) cinq ans plus tard, les coloristes de chez Dark Horse se reporteront aux teintes d'origine, offrant à la réédition un "simple" coup de polish et une impression d'excellente qualité, rendant réellement justice au travail d'origine.
Evidemment, la majeure partie des détails que je cite ici n'auront d'importance que pour ceux qui savent et/ou qui s'amusent à faire la comparaison, car là est tout l'enjeu : qui possède encore les originaux de ces aventures ? En vérité, cette réédition est juste adaptée à la vision moins romanesque et plus réaliste d'un public trente ans plus jeune, et sans doute l'oeuvre de coloristes plus habitués à travailler sur du super-héros de la fin des années 90 que sur du pulp en slip à fourrure des sixties.
Mais.
Je l'ai dit plus haut, je ne trouve pas la coloration mauvaise en soi, mais elle me turlupine. Et elle me turlupine bien au delà de ma connaissance des bédés d'origine. Si justement il n'était question que d'erreurs pour fans aguerris, je ne me serais pas fendu d'un article. Non, cette version digest souffre aussi d'un gros soucis de lisibilité, soucis dont on ne se rend réellement compte qu'à la comparaison mais qui est bel et bien présent. Evidemment, le trait de Manning est toujours aussi expressif et la qualité de l'impression affine grandement le dessin (que les méthodes des années 60 avaient tendance à rendre un peu flou), mais la nouvelle palette manque de feu et de contrastes. Elle est terne et sombre, le panel de couleur est moins large et il manque clairement quelque chose, mais, surtout, le petit format aurait vraiment gagné en lisibilité avec une palette plus large... Comme celle qu'aurait proposée une simple mise à jour des couleurs d'origine, par exemple.
C'est en se faisant ce genre de remarque qu'on creuse un peu et qu'on trouve plein de petits soucis qui n'ont l'air de rien mais qui deviennent vite très importants, et qu'on fait la différence entre un simple scan flou qui change à demi sa perception d'une bédé qu'on connait bien, et un réel défaut de coloration.