samedi 28 mai 2016

Jour 27 – Film bédéphile favori ?

J'avais succinctement fait part de mon problème concernant cette question au moment d'aborder les "dessins animés" de la question 11. Mes films adaptés de bédés favoris sont tous, sans aucune exception, des films d'animation. Même Marvel et DC (surtout DC -c'est la Warner, hein-) m'intéressent plus animés qu'en prise de vue réelle. Ainsi donc, dans une collection où figurent du Asterix et du Tintin en pagaille et où, de très loin, mon film de super-héros ultime se trouve être Les Indestructibles (j'ai aussi un faible pour le Wonder Woman de 2009), mon absolue référence, c'est Lucky Luke. Le film de 1971 de Belvision, hein, pas le Terrence Hill. "Animé", j'ai dit.


C'est l'un des films que j'ai le plus vu étant môme, c'est un de mes personnages favoris tout média confondu, et ce serait mon film favori de l'histoire du monde planétaire, bar none, si le hasard ne m'avait pas mis un jour devant Tombstone (oui, je suis un cow-boy). Lucky Luke (que je vais appeler Daisy Town à partir de maintenant pour des raisons de commodité), c'est quelque chose dont je ne me suis jamais lassé. C'est drôle, fin, aventureux, avec un héros qui, sous sa mèche et avec sa clope de taiseux, a environ douzemille fois plus de personnalité que bien des hurleurs surexcités de films d'animation moderne.
La scène bien évidement gravée dans ma mémoire (et j'ai la musique en tête rien que d'y penser), c'est la construction de la ville au début, monument d'humour absurde et de situations incongrues, reproduite à la frame près par Hill vingt ans plus tard dans sa reprise mélancolique du personnage. (Je pourrais en dire des kilos sur ce film, mais je m'arrêterais à cette remarque. Reprenons plutôt.) Mais il y a bien plus que l'humour meta de l'immense René Goscinny dans ce film.
Il respecte à la lettre (et c'est précisément ce qui le rend drôle) une description désuète de l'ouest légendaire, avec ses preux chevaliers de la justice parcourant les plaines sur leurs étalons, et "les bandits, les desperados, la racaille, les chevaliers de la violence et du vice" (avec une ligne de basse de l'enfer) qui en font une mine à histoire toutes plus invraisemblables les unes que les autres. Celle-ci est originale, mais intègre nombre de personnages croisés (ou à croiser) dans les aventures de papier, et s'avère même être une des meilleures du personnage. En fait, au delà du bête amour que j'ai pour Lucky Luke, le fait qu'il soit ainsi apparu au cinéma, héros qu'il est d'un genre éminemment lié au grand écran, témoigne bien de son importance.

Au delà de ça, il y a bien évidemment l'intérêt même du format cinéma. Le choix d'un scénario original s'est fait avant tout de par la nécessité d'avoir des gags, des dialogues, et surtout un rythme de narration qui soit propre au média (une question qui est bien souvent éludée par les armées de fans dans notre ère moderne d'adaptations littéraires à tout va, au nom d'un "respect" absurde et incompatible avec l'entreprise).
L'autre raison, qu'on garde généralement plus discrète, c'est qu'il y avait la place pour le faire. Daisy Town s'est en effet tourné avec un budget faramineux pour l'époque et ce type de produit : quatre millions et demi de francs (ajusté à l'inflation, ça fait à peu près autant d'euros aujourd'hui). Il faut dire que Belvision avait fait les choses bien : si Goscinny (et son copain Uderzo) s'était fait pour ainsi dire voler Asterix en 1967 pour Asterix le Gaulois, il avait vite récupérer les reines des versions animées de ses oeuvres (il est d'ailleurs crédité comme réalisateur de tous les films adaptés de ses BDs - à l'exception d'Asterix le Gaulois, évidemment), bien aidé par un grand monsieur de la télévision, un certain Pierre Tchernia. C'est Tchernia qui avait négocié pour Asterix chez Cléopatre (1968), et c'est lui qui débloquera l'argent pour Daisy Town. Autre détail d'importance, décidé en 1969, le film bénéficie de deux ans pour se faire. C'est quatre fois plus qu'Asterix chez Cléopatre (entre temps, Belvision sortira Tintin et le Tempe du Soleil). Ainsi donc, quand le projet Daisy Town démarre, tout ce beau monde est fin prêt et sait ce qu'il fait et a à faire. Et Goscinny de proposer ce scénario simple mais bourré d'idées à son compère.
L'idée était, vu la difficulté de l'entreprise, d'avoir la trame la plus modulable qui soit et de travailler une multitude de petites scènes pour pouvoir les adapter au mieux tant au style de l'artiste qu'aux règles du cinéma.

En terme de caractérisation, c'est là que se passent des choses dingues qui font frétiller mes moustaches aujourd'hui et qui participaient à la magie quand j'étais p'tit : Lucky Luke n'était jusque là jamais apparu ne serais-ce qu'à la télé, le personnage n'avait jamais pensé pour être animé, et il fallait donc repenser sa gestuelle tout en conservant ce qui faisait de lui... lui. De là découle ce qui deviendra le look iconique du personnage, avec le trait ultra stylisé de Morris, qui n'avait jusqu'alors cessé d'évoluer et de tester de nouvelles choses dans les bandes dessinées (voyez la façon dont le style séquentiel du monsieur se fige peu à peu entre 1969 et 71 pour vous en convaincre -une métamorphose qui avait d'ailleurs commencée en 1965 avec Le 20ème de cavalerie-). Il sera simplifié pour les besoin de l'animation (les coutures du pantalon, par exemple, disparaîtront) mais la silhouette générale restera. Et puis il y a la voix et la diction. Habituellement discret mais prolixe, Luke devient alors un héros monosyllabique ("Ouaip."), renforçant son image de solitaire mythique. En fait, le film lui-même est majoritairement muet.

Un exemple concret de tout ça, c'est la scène du duel, aux sons répétitifs et agressifs, et à la lenteur exacerbée. Tout y est amplifié, dilaté, la scène est pensée cinématographiquement pesante. En BD, ça ferait peut-être deux planches, l'oeil les scannerait en quelques instants et passerait à la suite. Ici, ça dure quatre pleines et longues minutes, jusqu'à la compréhension du gag, et la courte attente avant la libération. C'est grandiose, et c'est la meilleure scène du film.

Vous excuserez le format tronqué de l'image, Youtube aime le 16/9...

Et à chaque nouveau visionnage du film, je remarque et/ou me souviens de nouveaux et nombreux détails de ce genre. Parfait exemple de ces oeuvres qu'on peut apprécier à n'importe-quel âge et à des degrés radicalement différents, Daisy Town est une adaptation monumentale, un film qui a parfaitement compris à quels niveaux il doit être proche et différent de son support d'origine, fruit du travail de gens dont le talent n'est plus à démontrer.

Pour preuve, quand, en 1983, il entrera à la postérité séquentielle en étant adapté par son auteur lui même (c'est à cette occasion qu'il prendra le nom Daisy Town), la plupart des gags visuels seront largement diminués, et, évidemment, la totalité des auditifs passeront à la trappe. Daisy Town est un film, et un grand film.

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