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mercredi 26 mars 2025

"Sache, ô Prince..."

L'une des plus distrayantes activités possible lorsqu'on lit un auteur dans une langue qui n'est pas celle d'écriture, c'est de déceler, par hasard, d'amusantes surprises de traduction.
Par exemple, la fameuse ouverture de tous les textes de Conan de Robert E. Howard n'a jamais souffert le moindre doute quant à son écriture en français. Elle débute par "Sache, ô Prince". Mais en Amérique, c'est un poil plus compliqué.

En fait, c'est même une question toujours longuement débattue autant par les lecteurs que les éditeurs du cimmérien : est-ce "Know, o Prince" ou "Know, oh Prince" ? Et la réponse est loin d'être aussi évidente qu'on le pense.

Le passage apparaît pour la première fois au début du Phénix sur l'épée, la toute première histoire de Conan, dans le numéro de Weird Tales de décembre 1932, sous la graphie "Know, oh Prince".
Trente-cinq ans plus tard, dans le recueil édité (et lourdement modifié) par Lyon Sprague de Camp chez Del Rey en 1967 (édité en français chez Lattès en 1972 et J'ai lu en 1984), c'est "Know, o Prince" qu'on peut lire. Et c'est sous cette forme qu'il restera pour près de quarante ans, jusqu'aux énormes rééditions d'après les textes originaux chez Wandering Star/Del Rey au début des années 2000 (arrivées chez nous via Bragelonne en 2007 et 8) qui reviennent à la version Weird Tales car, d'après Patrice Louinet, historien d'Howard et consultant pour cette réédition, "c'est ainsi qu'il était écrit dans le manuscrit". Une raison somme toute fort légitime.



 La première page du Phénix sur l'épée dans Weird Tales, décembre 1932.


Bien entendu, on devrait écrire "o" (ô, en français), puisqu'il s'agit d'un vocatif : il s'adresse directement à quelqu'un (en l'occurrence le lecteur), comme "ô Roméo" ou "o Canada". Il s'avère par ailleurs que l'inspiration d'Howard provient de la traduction anglaise des Mille et une nuits par William Lane, qui use souvent de variations de "Know, O Prince" et "Know, O King". "Oh", en revanche, est une interjection généralement utilisée pour indiquer la surprise. On notera également qu'on peut utiliser "ho", comme dans le fameux rire du Père Noël.
Le truc, semble-t-il, est que "o" était déjà considéré comme archaïque du temps d'Howard, et le langage américain courant lui préférait largement "oh", utilisé comme vocatif (j'ai pu le constater sur des unes de journaux de l'époque). De fait, si les Chroniques nénédiennes desquelles Howard imaginait tirer le passage étaient bel et bien sensées être archaïques, il n'est pas difficile d'imaginer qu'il l'a écrit naturellement de manière courante.

On peut aussi se demander s'il ne s'agissait pas tout simplement d'une typo que l'éditeur de Weird Tales, Farnsworth Wright, aurait tout simplement ratée, imprimée telle quelle, et que de Camp n'aurait finalement corrigée que trois décennies plus tard, mais dans les textes même d'Howard, on trouve d'autres cas de "oh" vocatifs à la place de "o", éliminant l'hypothèse d'une erreur.

Dès lors, qu'il s'agisse d'une intention artistique de l'auteur ou d'une simple habitude, la graphie anglophone a préféré laisser de côté l'exactitude et le certain attrait stylistique du "o" pour ne plus conserver que "l'intention originale". Une décision qu'il est, faute de syntaxe ou pas, difficile de ne pas approuver.

dimanche 9 février 2020

Agnès la Noire, par Leigh Brackett

Il est toujours étonnant de constater que l'héroïne la plus connue de Robert E. Howard n'est même pas sa création. Red Sonja est en effet le travail de Roy Thomas et Barry Windsor-Smith, réinvention hyboréenne de la Red Sonya austro-hongroise de l'auteur.
Cette semaine, c'est une autre rouquine du répertoire de Two-Gun Bob qui est à l'affiche ; Dark Agnes, l'épéiste oubliée, a ainsi droit à sa première adaptation séquentielle dans la nouvelle gamme Conan de Marvel, sous la plume de Becky Cloonan (l'épique By Chance or Providence). L'occasion, à défaut de vous en offrir une étude moi-même, de partager la préface enthousiaste de Leigh Brackett publiée dans l'anthologie Sword Woman (avec une fantastique couverture de Ken Kelly) en 1977 (paru en France sous le titre Agnès de Chastillon chez NéO en 1983 et Fleuve Noir en 1993), à l'époque première apparition du personnage, qui n'avait jamais été édité du vivant de l'auteur.




"Quel dommage que Robert E. Howard n’ait pas écrit plus d’histoires sur Agnès de Chastillon, Agnès la Noire ! C’était vraiment un personnage exceptionnel…, plus intelligent que Conan, plus séduisant que Solomon Kane, et une aussi fine lame que tous les autres héros d’Howard. Peut-être vint-elle trop tôt… en avance sur son temps. Les femmes capables de faire de telles choses n’étaient pas très populaires dans la littérature de fiction des années 30, particulièrement dans le domaine de l’Aventure. La Jirel de Joiry de C. L. Moore – qui jouissait d’une renommée considérable à cette époque – vivait des aventures uniquement fantastiques, ce qui lui donnait une plus grande liberté d’action. Il est intéressant de se demander, en regard de la troisième histoire d’Agnès la Noire, La Maîtresse de la Mort, si Howard tentait délibérément d’orienter son héroïne vers ce domaine, fantastique. Si c’était le cas, il est mort avant d’avoir pu terminer l’histoire.
Elle a été achevée par Gerald W. Page et toute autre conjecture serait des plus hasardeuses.

Il est tout aussi intéressant de se demander si Agnès la Noire a été inspirée ou non par la Dame de Joiry. Il est tout à fait certain qu’Howard connaissait Jirel. Il avait lu L’Ombre du Dieu Noir (Black God's Shadow), qu’il aimait beaucoup. Il le dit et envoya un exemplaire de la première histoire de son héroïne, Agnès la Noire (Sword Woman), à Catherine Moore, pour qu’elle la lise. (Elle adora cette histoire et souhaita qu’il en écrive d’autres.) Mais, en fait, il est impossible de dire lequel de ces deux personnages fut conçu le premier, ou même s’il y a un quelconque rapport entre eux. (Jirel, bien sûr, fut publiée dans Weird Tales avant qu’Howard écrive Agnès). Il est raisonnable de supposer qu’Howard autant que Moore eurent l’idée de leurs guerrières en puisant aux mêmes sources… les récits historiques de ces femmes à qui Howard dédia sa saga d’Agnès la Noire, depuis la ballade de Mary Ambree jusqu’à, très vraisemblablement, la vie de la célèbre « sainte en armure », Jeanne d’Arc, bien que la sainteté ne soit pas, fort heureusement!, une qualité revendiquée par aucune de ces deux héroïnes.

En tout cas, la ressemblance entre Agnès et Jirel est purement superficielle. Toutes deux sont rousses. Toutes deux portent une armure et manient l’épée avec une efficacité mortelle. Mais Jirel est un être de feu et de glace, elle est douce et raffinée, et vit dans les Pays de Nulle Part de l’imaginaire, dans un continuum différent de la France historique d’Howard. Jirel est opposée à de sombres dieux et sorciers, est concernée par l’amour et la magie. À aucun moment nous ne savons vraiment pourquoi ou comment elle devint une guerrière. Elle est simplement la Dame de Joiry, cuirassée, fière et très belle.
Agnès, par contre, fait preuve d’un pragmatisme absolu. Le talent d’Howard présentait de multiples facettes, mais lui-même n’était pas doux, ni raffiné, et son héroïne ne l’est guère plus ! Agnès vit à une époque difficile et cruelle, où les femmes ont moins de prix, et sont moins bien traitées, que les bêtes de somme d’une famille de paysans… qui, elles, coûtaient beaucoup d’argent s’il fallait les remplacer (lorsqu’il n’y avait pas de bête de somme, c’est la femme qui prenait sa place). Agnès est une paysanne par sa naissance ; elle a un père brutal et vit dans un village qui est une véritable porcherie. Elle s’est endurcie en grandissant parce que, si elle n’avait pas été dure, elle n’aurait sans doute pas grandi du tout.

Jirel est de naissance noble et une enfant légitime. Agnès revendique un sang noble, mais c’est une enfant illégitime, et ses revendications n’ont aucune valeur. Dans Agnès la Noire, nous avons le récit très détaillé de son itinéraire, de la façon dont elle en vient à mener une vie d’homme, et si la description faite par Howard de ses fiançailles et de son mariage semble quelque peu outrée, c’est uniquement parce que les gentes dames qui figurent plus communément dans les récits de fiction historique sont vendues au plus offrant avec une politesse plus marquée, mais c’est tout. La coutume du mariage arrangé a duré jusqu’à l'ère victorienne et même après, et elle était entourée de toutes sortes de joyeux euphémismes, mais le fait est là : la fille était pour son père une marchandise destinée à la vente et mise aux enchères, vendue au meilleur prix qu’elle pouvait rapporter.
Agnès a assez d’estomac pour s’arracher une bonne fois pour toutes d’une situation insupportable et, tout à fait littéralement, de se tailler une vie nouvelle. La façon dont elle procède donne lieu à une lecture des plus passionnantes, qui n’est en aucune façon réservée aux seules militantes du Women’s Lib (et autre MLF !). Agnès est un être humain droit, honnête, qui ne s’apitoie pas sur soi-même, sympathique ; elle captive l’attention du lecteur dès la première page. Elle possède cette qualité qui transcende le sexe, puisqu’on la trouve aussi bien chez des petites filles que chez des hommes adultes ; je veux parler du courage. Et le défi qu’elle lance à Guiscard de Clisson, lorsque celui-ci tente de la remettre « à sa place » (la place d’une femme dans une société d’hommes), est aussi éloquent qu’une déclaration de fierté individuelle et de respect de soi, comme on peut en lire ailleurs.
Etienne Villiers, lequel, à sa façon très personnelle, aide Agnès à « faire son chemin », est un coquin à la personnalité complexe et un personnage excellemment traité. Les rapports qui se nouent entre Agnès et lui, par le biais de la trahison, de la vengeance, de la dette de reconnaissance, et finalement du respect accordé à contrecœur et de l’amitié, sont fascinants par leurs tours et détours.

Howard était passé maître dans l’art de raconter et de maintenir une histoire à un train d’enfer, sans jamais perdre de vue les personnages ou l’atmosphère. Des Épées pour la France (Blades for France) est une aventure magnifique, mouvementée, racontée à un rythme rapide, où Agnès est à présent bien établie dans le monde qu’elle s’est choisi. L’intrigue n’a peut-être pas la perfection d'Agnès la Noire (celle-ci possède une merveilleuse unité) mais cela ne diminue en rien le plaisir du lecteur.

La Maîtresse de la Mort (Mistress of Death) possède une texture différente, procure une autre sensation. Alors que les deux premières histoires sont ouvertes, remplies de vent et de ciel pur, de forêts et de chevauchées impétueuses. La Maîtresse est fermée sur elle-même, dans une atmosphère de claustrophobie. L’action se passe dans des ruelles étroites, la nuit, à l’intérieur d’auberges et de maisons, dans des passages secrets et des caves. Agnès trouve un nouveau compagnon, qui succède à Étienne Villiers, en la personne de l’Écossais exilé, John Stuart. L’aventure devient purement macabre et fantastique ; Agnès affronte et est victorieuse d’un adversaire beaucoup plus redoutable que les vulgaires coupe-jarrets qui ont essayé de l’embrocher sur leurs lames ! Une très belle relation se développe entre elle et Stuart, et l’on souhaiterait que la saga se poursuive encore très longtemps.
Un point encore, au bénéfice du macho qui d’aventure pourrait lire ces histoires et s’écrier : « D’accord, ce sont des nouvelles bien écrites, mais en réalité aucune femme n’est capable physiquement d’accomplir de tels exploits. »

Foutaises, messeigneurs !


Un vieil adage dit qu’un bon géant peut toujours avoir besoin d’un bon nain. Mais entre ces deux extrêmes, il y a toutes les nuances possibles de taille, de force et de capacité. Les poids mi-moyens constituent apparemment la majeure partie de la population, tant les hommes que les femmes, et deux guerres mondiales, ainsi que l’accession à de nouveaux domaines jusqu’alors « réservés » aux hommes, ont prouvé sans conteste possible qu’une femme en bonne santé est physiquement capable de faire absolument tout ce qu’elle a envie de faire.
La notion acceptée de la femme faible et sans défense a des origines sociales et n’est absolument pas fondée sur des faits. Les femmes douces, soumises, non compétitives, se vendaient mieux sur le marché du mariage. De plus, présenter une fragilité de bon ton était le symbole d’un statut social ; cela signifiait que vous n’aviez pas besoin de travailler. C’est pourquoi la petite fille ardente et débordante d’énergie, indépendante et volontaire, était réfrénée dès son plus jeune âge par sa mère, sa grand-mère, ses tantes et ses nounous… Ne sois pas un garçon manqué, conduis-toi comme une petite dame, fi, quelle honte ! Avant même de s’en rendre compte, elle se retrouvait harnachée et sanglée dans des vêtements de femme, tous destinés à l’entraver et à la brider : chaussures obligeant à marcher à petits pas et à adopter une démarche affectée, jupons et lourdes jupes, gaines, corsets, tournures, corsages stricts, cols de robe serrant le cou. Regardez donc le Portrait de la petite Infante d’Espagne par Velazquez. Regardez sa taille et essayez de vous imaginer comme tous ses organes devaient être comprimés. Cela n’avait rien d’étonnant si un grand nombre de femmes mouraient jeunes, à cette époque. Ou si elles n’étaient pas très actives. En supposant que les vêtements féminins à travers les siècles aient fait partie d’un complot délibéré pour perpétuer et s’assurer de son infériorité physique, il aurait été sans doute difficile de faire mieux !

À présent, les femmes sont délivrées de toutes ces absurdités, Dieu merci, même si l’on peut s’étonner de voir tant de jeunes filles tomber dans l’excès inverse et présenter un aspect si peu féminin. Le tabou pesant sur les sports a été levé peu à peu, de telle sorte que la jeune fille, par nature bonne en sports et aimant les pratiquer, n’est désormais plus placée devant le choix suivant : y renoncer ou bien être considérée comme non féminine. (De la même façon, les garçons qui ne sont pas sportifs et n’aiment pas faire du sport sont considérés comme non masculins).
La reine Boudicca conduisait ses armées à la bataille. Les femmes blondes et armées de Germanie se battaient aux côtés de leurs hommes et terrifiaient les légionnaires romains. Les Vikings avaient leurs femmes guerrières. Et même après l’avènement du christianisme, des femmes exceptionnelles ont constamment réussi à échapper au piège. Elles ont servi honorablement comme soldats dans de nombreuses guerres, moins honorablement comme pirates et flibustières, mais toutes ces femmes maniaient à la perfection l’épée et le pistolet. Les femmes qui ont aidé à la conquête des espaces non civilisés du monde n’étaient pas des mauviettes. Elles savaient tirer au fusil et atteindre leur cible. Elles étaient capables d’endurer la chaleur et le froid, la faim, la soif, et la menace permanente de la mort… tout aussi bien que leurs époux.
Ne jamais sous-estimer les capacités d’une femme ou son énergie. En une semaine, il y a deux ou trois ans, par des faces différentes, deux minuscules Japonaises, chacune pesant moins de cinquante kilos, ont conquis l’Everest. Il existe certainement de par le monde des femmes capables de soulever des haltères de cent quatre-vingts kilos, bien qu’apparemment, seuls les hommes soient assez stupides pour avoir envie de le faire… jusqu’à présent.
Bref nous savons qu’Agnès aurait certainement été capable de faire tout ce qu’elle fait, parce que des femmes ayant réellement vécu les ont faites.

En plus des trois histoires composant la saga d’Agnès la Noire, ce volume comprend, un cadeau en prime pour le lecteur!, deux de ces adorables fragments qu’Howard a laissé inachevés, parmi tant d’autres : le début d’un roman, Au Service du Roi (The King's Service), et le commencement d’une nouvelle, L’Ombre du Hun (The Shadow of the Hun)… Ces deux textes nous présentent des temps et des endroits exotiques, qui nous font regretter, une fois de plus, qu’ils n’aient pas été terminés. L’Inde antique, Vikings, Celtes, Grecs, Tatars et Mongols, les vestiges d’un empire, la conquête d’un autre…, tous les éléments sont réunis.
Howard chérissait tout particulièrement ce qui était oublié, lointain et mystérieux. Une image s’impose à notre esprit : Howard assis devant sa machine à écrire, à Cross Plains, Texas… Un jeune homme habité par les rêves puissants de dieux et de héros, s’évadant des limites étroites de son propre espace-temps, pour parcourir librement et arpenter à grands pas les merveilleuses contrées de ses rêves.
Il est regrettable que les rêves doivent se terminer aussi vite. Mais pour nous consoler, nous avons tous ceux qu’Howard nous a laissés… pour nous les faire partager."

Leigh Brackett 
Lancaster, Californie
Décembre 1976

lundi 7 janvier 2019

Onze... livres de 2018

La fin de cycle était à la mode en 2018. Lovecraft aussi. Et les grandes aventures pulp. Et les vampires. Et les monstres dans les casiers. Et Frankie. Et la SF de partout... Des trucs bien à mettre dans son top littéraire de l'année, quoi.


Serge Lehman et Frederik Peeters - L'Homme gribouillé (Delcourt, 17 janvier)
"Serge Lehman et le pouvoir des histoires", prise... 253, peut-être ? Sans temps mort, L'Homme gribouillé commence comme un polar, dévie vers l'espionnage et les société secrètes, et termine en apothéose folklorique fantastique ; une histoire qui parfois à l'air de se perdre et de partir n'importe-où et qui, soudain, fait de nouveau sens, quand toutes les pièces s'assemblent. Ce qui lie le tout, c'est le rythme du récit, Lehman parvenant à écrire une enquête ésotérique à l'ambiance résolument noire, à la situer en 2015, et à tirer toutes les bonnes ficelles en chemin pour ne pas finir avec une espèce de vieille fable boursouflée. Il y a comme un souffle, une attente, et quand le fantastique frappe (au sens propre), il le fait brutalement et l'espace d'une scène choc, avant qu'on ne revienne au froid quotidien, ponctuant très efficacement le récit. J'avouerais bien un flottement quant à la manière dont tout ceci est résolu, probablement trop brusquement (ça mérite un épilogue, même s'il annihilerait l'effet poétique), mais c'est typiquement le genre de bédé que j'ai gardée ouverte une fois terminée, revenant en arrière non pas pour admirer les planches (très élégantes mais avant-tout fonctionnelles et au sens narratif racé, Frederik Peeters n'est pas un manche) mais pour relire les bulles les plus explicatives à la recherche du détail manqué ou manquant. et, comme dans tout bon polar, la relecture en connaissance de cause prend un tout autre sens. J'étais déjà (très) amateur du boulot pulp de Serge Lehman, je crois que je vais devenir fan tout court.

Kij Johnson - La Quête onirique de Vellitt Boe (Belial, 15 février)
Après Smith l'an dernier, c'était au tour de Lovecraft d'être à la mode, à commencer par un gros Ulule d'intégrales made in Mnémos (auquel je n'ai pas participé cette fois - déjà, c'était deux fois plus cher que Smith, mais surtout, la totale de Lovecraft, j'en ai déjà deux*) mais aussi un mois dédié par le collectif des Indés de l'imaginaire (ActuSF, Hélios, Mnémos et Les Moutons électriques). Evidemment, au milieu de tant de parutions, pas mal de trucs attirèrent mon oeil, notamment Sherlock Holmes et les ombres de Shadwell de James Lovecroft (premier volume d'une série sur une base semi-réelle de manuscrit retrouvé, un peu à la manière des Mangeurs de morts de Crichton), le très drôle Celle qui n'avait pas peur de Cthulhu de Karim Berrouka (dont on va reparler très vite) et La Ballade de Black Tom de Victor Lavalle (qui fait avec L'Horreur de Red Hook exactement ce que fait la quête de Vellitt Boe avec celle de Kadath l'inconnue - les deux ont même vécu leur première parution conjointement dans le Reinventing Lovecraft de Tor.com en 2016), maiiiisss celui qui m'intriguait le plus, c'était le premier roman traduit en français de Kij (prononcez "kidje") Johnson. Universitaire multirécompensée (Hugo, Nebula, Locus, Sturgeon, World Fantasy Award, Asimov's Readers Choice...), madame Johnson n'a eu droit qu'à deux réelles (comprendre "hors magazines") parutions en VF, toutes deux chez Belial : la nouvelle Un pont sur la brune dans la désormais inévitable collection Une heure lumière en 2016, et, donc, cette quête onirique à la parenté évidente. Sauf que Lovecraft et Johnson ont deux manière radicalement opposées de penser les même idées, cette dernière voguant sur des rives plus pratchetto-gaimaniennes (et une touche de Dunsany, dont on cite la Carcassonne fantastique dès les premières pages) que purement horrifiques, et si l'on est bien dans la contrée des rêves et qu'on en retrouve tout le sel, des chats aux cauchemars en passant par les anciens endormis et les clés magiques (un tas de références pour amateurs qui, par ailleurs, en fait également une parfaite porte d'entrée pour qui n'a jamais lu les aventures de Randolph Carter), on est dans un tout autre contexte. Ce n'est pas la première fois qu'un auteur revisite cette partie du mythe lovecraftien (Brian Lumley, pour ne citer que lui, y avait déjà fait un tour dans les années 80), mais Johnson s'inscrit véritablement en miroir, ce qui est d'autant plus agréable dans une période éditoriale où l'adjectif commence à avoir une valeur aussi floue et aléatoire que son cousin "shakespearien" : ici, on a un livre qui fait littéralement du Lovecraft, mais retourne le concept sur sa tête. A la fois suite et réponse à la nouvelle d'origine, difficile ainsi d'échapper à l'évidente envie de la romancière de corriger les manquements du Grand Taré de Providence (son racisme et sa mysoginie, surtout - l'interview en postface est une superbe lettre d'intention) poussant l'exercice jusqu'à signer l'inverse total d'une quête initiatique, dont l'héroïne est une professeure dans la fleur de l'âge tentant désespérément de sauver le monde des erreurs de jeunesse d'une de ses élèves ; une aventurière tirant sa force non pas de sa fraîcheur physique et de sa témérité mais de longues réflexions et d'années d'expérience. En résulte un livre qui aurait pu se faire formuléique (prendre un élément de Lovecraft, l'inverser, et "voila") mais qui s'avère particulièrement enchanteur, doucereux et posé, contemplatif et introspectif, qui me rappelle une espèce de C.L. Moore du XXIème siècle, ô combien différent de ce qu'on imagine d'un roman inspiré plus ou moins directement du mythe de Cthulhu (quoique le Cycle des Rêves soit quand même un truc bien à part chez Lovecraft), et juste pleinement excellent. Chose amusante, en 2003, Kij Johnson avait écrit l'opposé polaire de ce livre, Fudoki, pour le coup véritable quête initiatique d'une jeune fille audacieuse et volontaire, mais qui ne fut jamais traduit.... Belial, si tu m'entends...
(* en l'occurrence, les inévitables Bouquins de Robert Laffont avec des tas de suiveurs en bonus, et une édition numérique anglophone, celle de Delphi Classics (par ailleurs une excellente maison d'édition pour ce qui est des collections d'auteurs classiques et/ou tombés dans le domaine public, leur volume dédié à Robert E. Howard est orgiaque, ils ont une collection de sagas nordiques particulièrement réussie et ils font même de la VF, notamment un Alexandre Dumas complet au point d'inclure jusqu'à sa traduction d'Ivanhoé), que j'ai avant-tout parce qu'elle comprend les essais du monsieur -que les Bouquins, centrés uniquement sur la fiction, n'incluent pas-.)

Karim BerroukaCelle qui n'avait pas peur de Cthulhu (ActuSF, 15 mars)
"Qu'est-ce qui est vert, pèse 120 000 tonnes, pue la vase, n'a pas vu le ciel bleu depuis quarante siècles et s'apprête à dévaster le monde ? Ingrid n'en a aucune idée, et elle s'en fout." C'est, en deux phrases, comme ça qu'ActuSF a vendu le troisième roman de ce trublion de Karim Berrouka, l'ancien chanteur de Ludwig von 88, un habitué du détournement caustique auquel on doit aussi une guerre de fées pétées à la beuh et une invasion de zombies contre des punks (sans compter une pelletée de nouvelles toutes plus barrées les unes que les autres). C'est évidemment ultra vendeur, ça promet du foutraque par palettes entières et du Profond qui suinte par hectolitres, et je n'ai pas précisé que j'en reparlerai pour des prunes. Ce truc est excellent, tout simplement, et se permet, sous son couvert pas sérieux pour un sou, de livrer un fort bon polar ésotérique, une apocalypse pleine de punch et de tension et une héroïne incisive pleine de personnalité (et trentenaire, alors que j'ai longtemps cru, vu le sujet et le titre, qu'on aurait plutôt droit à une ado et à un bouquin "comique" du rayon jeunes adultes - c'qui n'est pas une mauvaise chose en soi, juste, ça n'aurait pas donné la même chose du tout). Evidemment, le gros intérêt du roman tient dans son exploration mordante du canon lovecraftien, exploité au premier degré comme n'importe-quelle théorie du complot mystique dont les adeptes forment sectes et cercles chelou (jusqu'à utiliser l'édition J'ai lu du Mythe de Cthulhu comme littéral Livre de la Révélation), qui laisse les services secrets pantois et les badauds insoupçonneux et moqueurs. Pour ne rien gâcher, le dosage entre comédie et fantastique est au poil, il y a un vrai mystère et, dans la multiplicités de ses situations, le texte a toujours cette capacité de prendre au dépourvu, la satire s'arrêtant pile là où le récit commence, offrant un environnement loufoque mais tout à fait crédible à une intrigue aussi abracadabrantesque que réjouissante dont les personnages principaux sont, logiquement, les premiers à réaliser l'incongruité (et la fatalité, parce qu'on parle quand même de fin du monde, là, un peu, aussi)... On est loin, très loin, des envies inclusives rétroactives de Johnson et Lavalle et du sérieux avec lequel les 80ans de la mort du Grand Taré ont été traités ailleurs - on est là parce que Cthulhu et toutes ces conneries, quand on y réfléchi trois secondes, c'est quand même complètement absurde et vachement rigolo. Ce bouquin est fun.

Douglas Preston - La Cité perdue du Dieu Singe (Albin Michel, 28 mars)
Quand un journaliste du National Geographic (qui s'avère aussi romancier) suit une expédition au coeur de la jungle hondurienne à la recherche d'une cité mythique... et la trouve. C'est, genre, Congo rencontre Z, mais en vrai. L'antithèse absolue de tous les trucs que j'ai listé jusque là. De prime abord, la non-fiction n'est pas un genre bien passionnant ; il s'agit d'y rapporter des choses, d'interpréter des données, de faire l'apologie ou le procès d'idées diverses. Mais lorsqu'il s'agit de bourrer quatre cent pages d'un reportage hyper exhaustif d'une exploration folle d'un coin perdu de la jungle d'Amérique centrale, il y a tout de suite quelque-chose en plus. L'inconnu, le danger, le côté complètement insensé de l'entreprise, et la réalisation sourde et fascinante que quelques âmes aventureuses l'ont bel et bien fait. Le livre de Douglas Preston est ainsi un long rapport, bourré d'explications, dont le premier tiers est intégralement dédié à un long historique des expéditions passés et des recherches effectuées avant de lancer celle dont il nous conte l'histoire, et les innombrables ramifications, notamment écologiques, politiques et économiques, qui en découlèrent. Parce que c'est pas tout de trouver une civilisation inconnue dans des ruines immaculées en 2015, 'faut savoir quoi et comment faire avec après l'avoir trouvée. Et c'est juste passionnant, haletant comme rarement un récit aussi platement terre à terre peut l'être. Entre faussaires géniaux, aventuriers du siècle dernier et scientifiques à la pointe de la technologie, Preston nous fait jongler avec la réalité pas toujours effective de la fameuse Cité, prétendument trouvée par d'innombrables entourloupeurs ou sincèrement méprise par des universitaires trop enthousiastes. Jusqu'à, enfin, une délivrance qu'aucun spoiler (on est dans la vraie vie, les relevés de l'expédition sont librement consultables en ligne depuis l'an dernier et une pelletée d'articles lui a été dédiée, dont évidemment celui de Preston au National Geographic) ne pourra jamais émousser. Steve Elkins, une des grandes figures de la recherche de la cité blanche et instigateur de l'expédition (et de plein d'autres avant) parle dans ses entretiens avec Preston de "virus de la cité perdue". Ce livre est un facteur de contagion.

Jean-David Morvan et Pierre Alary - La Reine de la Côte Noire ; Vincent Brugeas et Ronan Toulhoat - Le Colosse noir (Glénat, 2 mai)
Quand Glénat, à qui on doit déjà trois volumes d'Elric, a annoncé une série de bédés tirées des nouvelles de Conan, évidemment chapeautée par Patrice Louinet (qui signe par ailleurs de très intéressantes postfaces) et dont chaque épisode était confié à une équipe différente, l'idée est apparu comme une évidence. Et pourtant, aussi étrange que ça puisse paraître, il s'agit là de la toute première tentative d'adaptation franco-belge, au format franco-belge, des textes d'Howard. Ever. Quoi de plus logique, alors, que de commencer par ce qui en est immanquablement le texte le plus marquant ? Signée du papa de Sillage et du dessinateur de Sinbad et Moby Dick (un gars qui connait bien la mer, donc), La Reine de la Côte Noire plait surtout par sa fluidité, tant graphique (y a un fond de Tim Sale dans le trait d'Alary qui me plait tout particulièrement) que narrative, offrant une entrée en matière tout à fait pertinente et curieusement (ou pas) très originale, espèce de manifeste d'engagement à ne surtout pas faire comme les bédéastes américains. Indiscutablement, c'est réussi, mais reste que, pour tout ce qu'elle est objectivement excellente, cette nouvelle lecture m'a surtout permis de me rendre compte à quel point, au delà du personnage particulièrement marquant de Bêlit et des idées intrigantes développées par Howard dans la compréhension globale de son héros, La Reine de la Côte Noire est un récit que je trouve de plus en plus fade et froid. Je crois que Conan sans le soufre et le sable, ça ne m'intéresse pas beaucoup. Alors... alors, il y a Le Colosse noir, épique sourd et épicé plein de magie et de sang (à mes oreilles, il sonne comme une chanson de Demonauta). Au service sur cet épisode, Ronan Toulhoat (que je ne connaissais pas) offre une vision beaucoup plus viscérale de l'Age Hyborien, son Conan est un monstre massif au visage rude, ses paysages sont arides et ses batailles d'immenses visions de cauchemar monochrome. Pour tout ce que la nouvelle elle-même offre de pop et d'infiniment moins recherché que La Reine de la Côte Noire, le trait de cette adaptation lui rend un souffle barbare primaire absolument dantesque. Et non, je n'ai pas choisi ce mot au hasard ; corps tordus, échelle de folie, squelettes, monstres et soldats éventrés, Toulhoat s'est fait plaisir et ça se voit. Et pour être honnête, il n'y a de toute façon rien d'autre à voir dans ces premiers volumes dédiés au cimmérien : les histoires sont connues, et si leur transcription s'avère particulièrement habile d'un point de vue scénaristique (tant Morvan que Brugeas connaissent parfaitement leur medium, et l'usage de "cases flashbacks", d'inserts et de nombreux procédés narratifs typiquement séquentiels changent agréablement le rythme de lecture), c'est bien pour la vision particulière de ses artistes qu'on retiendra cette collection. Et si j'ai préféré me concentrer ici sur la première fournée, comptant que l'automne a aussi vu paraître des tomes 3 et 4 (l'iconique Au delà de la Rivière Noire en septembre et une version considérablement étoffée de La Fille du géant de gel en novembre) plus discrets promotionnellement mais de toute aussi bonne qualité éditorialement, c'est sacrément bien parti.

Melissa F. Olson - Outbreak (Tor.com, 5 juin)
J'ai déjà répété trois ou quatre fois (si pas plus) depuis que je fais ces sélections ne pas aimer coller d'épisodes random de cycles à la numérotation aléatoire, et ça tombe bien, car Outbreak est le dernier volet de Nightshades (au pluriel, à n'pas confondre avec la cochonnerie d'Andrea Cremer, ou avec les Immortals after dark de Kresley Cole, renommés Ombres de la nuit en France), une trilogie de nouvelles policières vampiriques numériques (only, y a pas de version papier de ce truc, et pas de VF non plus). J'ai découvert l'existence de ce charmant projet l'an dernier, lors de la publication du numéro 2 par Tor.com, mais je n'avais pas pris le temps de les lire. Par un hasard fortuit, c'est précisément les bouquins que j'ai lancé sur ma liseuse après avoir terminé Vellit Boe au début du printemps, pile au moment où était annoncée la date de sortie du numéro 3. Il m'a fallu trois chapitres (dont deux d'exposition) pour complètement accrocher au machin ; c'est simple et sans faux-col, c'est du vrai bon polar où tu cherches derrière l'enquêteur, avec, donc, un twist assoiffé de sang pour épicer la sauce. Le truc le plus intrigant dans ces (e-)bouquins est d'ailleurs de prendre ce dernier point un peu par dessus la jambe. Comprenez que les gens de cet univers, sans doute aussi blasés que des millenials en vacances sur la côte normande, n'en ont juste rien à foutre qu'il y ai des vampires dans le monde. Pire!, la seule réaction, ç'a été une série de manifestations concernant des trucs civiques, genre SJW de l'apocalypse urban fantasy. Le parti-pris marche vraiment bien, personne ne veut avoir affaire à ces trucs, l'Etat ne sait pas vraiment traiter le problème (l'apparition des vampires -les "ombres" du titre- est épidémique, avec une maladie pseudo-scientifique proche de ce qu'on peut trouver dans Blade), et les bestioles se baladent plus ou moins à l'air libre depuis des siècles en coinçant des jeunes filles dans les ruelles sombres comme des vieux muggers d'Harlem. Comme toute société secrète, ils sont aussi savamment désorganisés, réunis plus ou moins aléatoirement en petits groupes autour de leaders forts (on n'est pas dans Underworld, c'est pas une armée). C'est à un de ces petits groupes (et à ses tensions internes) qu'a du faire face Alex McKenna, le nouveau boss du Bureau of Preternatural Investigations de Chicago, dans le premier volet, avant d'enquêter sur l'étrange (et sanglante) évasion d'un teenager suspecté d'être un Shade dans le deuxième. Lire les deux à la suite m'avait permis non seulement de prendre en pleine face l'indiscutable évolution (comme si Olson se sentait plus à l'aise avec son sujet) d'une histoire à l'autre, mais surtout d'installer une certaine tension, un truc quasi palpable dans ces étranges histoires (then again, j'adore l'urban fantasy, donc fatalement, ça me hype pas mal), grâce à ses nombreux éléments filés. Explosive conclusion, l'épisode 3 monte encore le voltage d'un cran, mélangeant purement et simplement des versions "cranked to 11" des deux premières intrigues et ajoutant par dessus une couche de discorde en collant les affaires internes au cul du héros et de son assistante, une vampire au passé mystérieux. Le résultat, c'est une course-poursuite à tiroir haletante pleine de secrets et un des tous meilleurs thrillers paranormaux que j'ai lu ces dernières années, expédié vitesse grand V sur environ (trois fois) 150 pages. Bon, 'faut lire l'anglais (car, je le répète, y a pas de VF), mais si c'est le cas, ça pèse moins de quelques heures par épisode si vous lisez aussi vite que moi (et j'lis pas vite), et c'est passionnant.

Paul Maybury - Hunters (Lion Forge, 13 juin)
Le hasard vous fait parfois trouver des choses... hasardeuses. Pitchée et éditée par Paul Maybury (respecté quoique discret auteur de comics indé), scénarisée par Josh Tierney (même remarque) et illustrée par quatorze artistes tout aussi talentueux et inconnus du grand public, Hunters est un épique de fantasy qui rappelle autant la mode récente des aventures nordiques que celle plus ancienne des campagnes de D&D adaptées en roman. C'est, bien basiquement, un mélange entre Beowulf et Dragonlance, et c'est étonnement bien foutu, narré au format anthologique (d'où la profusion d'artistes) afin d'explorer chaque facette des nombreux héros rassemblés dans une quête un peu vaine pour sauver un roi maudit d'un dieu inconnu planqué sur une île abandonnée. Là où le processus créatif devient particulièrement intéressant d'un point de vue narratif, c'est quand on apprend que chaque personnage a été designé par un des illustrateurs (sachant que Maybury en est un également, même s'il ne dessine pas ici), offrant au cast une variété de looks assez intrigante et justifiant d'autant la diversité des styles graphiques et scénaristiques de chaque segment. Parfois bruts, parfois introspectifs, ces derniers créent un environnement de mystère sourd, froid, étrange et inquiétant mais jamais complètement effrayant (bien aidé en ça par la palette globale très pastel) - certaines histoires sont à ce titre particulièrement surprenantes, tirant parfois franchement sur la bédé enfantine, contribuant encore à faire de cette aventure avant tout quelque chose de fantastique et merveilleux, malgré l'inconnu et les dangers. Un bien beau bouquin.

Worlds seen in passing: Ten years of Tor.com short fiction (Tor.com, 4 septembre)
Une compilation de ce qu'un petit blog d'éditeur (Tor/Forge, en l'occurrence) devenu leader de la critique pop et éditeur numérique de son plein droit (en 2014) a eu à offrir depuis son ouverture, quelques mois seulement après sa création en juillet 2008, à la fiction courte. Edité comme il se doit par Irene Gallo (la Directrice de création de Tor Books en personne), avec du Ken Liu, du Marie Brennan, du Kij Johnson, du Jeff Vandermeer et du Cassandra Khaw (et plein d'autres) dedans, l'anniversaire des 10 ans de Tor.com (ce qui me fait au passage me rendre compte que je lis ce site quotidiennement depuis presque 8 ans), c'est 600 pages de voyages dans des mondes étranges, d'enfants perdus dans l'espace, de premiers contacts investigateurs, de privés hardboiled sous les néons et de fashionistas littéralement électriques ; c'est, tout net, la collection de nouvelles la plus impressionnante que j'ai vue ou lue depuis des plombes. Ou comment prouver, l'air de rien, qu'on est bien ce qu'on prétend : plus que le meilleur "magazine" Science-Fiction & Fantasy du web anglophone (avec un paquet de distinctions à son actif), surtout la place où aller lire de la short fiction sur le net. Mon seul regret, c'est le choix de The Sight of Akresa plutôt que Schrödinger's Gun pour Ray WoodSchrödinger's Gun est, de loin, ma nouvelle favorite de l'interminable catalogue de Tor.com.

Vincent Perriot - Negalyod (Casterman, 5 septembre)
L'une de mes hantises en bédé franco-belge est d'invariablement tomber sur des "volume 1" (cette année, j'ai eu ça avec L'Orphelin de Perdide et L'Age d'or) de trucs qui vont mettre cinq ou six ans à se boucler, si tant est qu'ils se bouclent un jour ("c'est pour dans six mois" disais-je ainsi à propos d'un tome 2 de La Horde du Contrevent... ben makache, j'attends toujours). Alors quand j'en trouve une qui pèse 200 pages de one-shot d'épique science-fictionnel ultraconcentré, avec des dinos partout et une gigantesque cité futuriste en sus, pensez si ça fait papillonner mes paupières. Ce qui est rigolo (rigolo-bizarre, pas rigolo-haha), c'est qu'en dehors d'une liste de références, on en serait presque à avouer ne pas avoir grand chose à dire sur cette bande dessinée. A mi chemin entre la fable écolo et l'anticipation post-apo, Negalyod a une qualité que je ne saurais qualifier autrement que "très 80s" ; on y sent l'influence de Bilal et Hermann, on y voit celle de Moebius et Toff, créant un cocktail aussi original que curieusement familier, mis en scène dans un univers franchement aguicheur, sorte de western paléo-futuriste plein de poussière et de contrôle totalitaire. Emprunt d'une certaine dose de spiritualisme, le récit ultralinéaire se suit sans le moindre déplaisir, manquant peut-être un peu de fond mais certainement pas de caractère. Tout semble être fait et pensé comme un immense hommage informel aux grandes épopées de Metal Hurlant, mais Perriot n'en oublie pas d'être ambitieux, et sa bédé se lit comme un gigantesque kaléidoscope de la SF bédéphile francophone, graphiquement sublime, narrativement serré, immersif et dépaysant. Negalyod, c'est le genre d'oeuvre "comfort-food" à l'idée rafraîchissante mais à la saveur réconfortante qu'on aime avoir (et à voir) dans sa bibliothèque.

Steve Niles et Bernie Wrightson - Frankenstein: Alive, Alive! Complete Collection (IDW, 30 octobre)
En 1983, Marvel publiait une réédition du Frankenstein de Mary Shelley, dans sa version de 1831, complète, avec cinquante illustrations de l'immense Bernie Wrightson (et une préface de Stephen King). Deux décades et plusieurs changements d'éditeurs et de formes plus tard (Dark Horse l'a proposé tel quel en 2008 -c'est la version de référence, éditée en VF chez Soleil-, mais il existe aussi des versions avec uniquement les planches de l'artiste), en 2012, Wrightson revenait au personnage, en compagnie du scénariste Steve Niles (30 Jours de nuit), avec Alive, Alive!. Trois épisodes sortirent, valant à leurs auteurs le National Cartoonists Society's Award en 2013, mais l'histoire demeurait incomplète. Elle l'a été jusqu'à ce printemps, quand IDW rééditait les trois numéros en guise d'apéritif avant un quatrième et ultime épisode (sorti en mars et terminé, à la demande de Wrightson, avec l'aide de Kelley "Sandman" Jones), un an presque jour pour jour après la mort du papa de Swamp Thing et en plein centenaire de la première édition du roman de Shelley. The Complete Collection est, comme son nom l'indique, la première parution a enfin proposer cette étrange histoire dans son intégralité. Alive, Alive! est la suite immédiate du roman, réalisée bien évidemment dans le style de sa "réinvention" par Wrightson et profitant de sa nature apocryphe pour passer du format gravure à une véritable bande dessinée. Loin de la figure iconique de Boris Karloff, la créature y est un monstre cadavérique et noueux (dans un style très proche du Spawn of Frankenstein développé par Len Wein -son compère sur Swamp Thing- au début des années 70), mélancolique et hanté, à la recherche d'un brin d'humanité. Si vous êtes venu pour le grotesque monstre de foire que la pop culture a fait de son incarnation Universal, vous vous êtes trompé de bouquin. Lourdement existentialiste, l'oeuvre fantôme de Niles et Wrightson suinte de l'image et de la pensée gothique dont elle se veut héritière, miroir déformé et déformant de la psyché humaine avant-tout. Le rythme est pesant, chaque retournement profondément fataliste, Niles sait y faire en ambiances et en récits désespérés (on ne lui doit pas la meilleure adaptation séquentielle de Je suis une légende pour rien), parfaitement secondé par la fantastique maîtrise du noir et blanc de Wrightson. Ou est-ce l'inverse ? Le texte, quasi exclusivement en récitatifs, laissant un maximum de place pour que le dessin puisse s'exprimer au fil d'énormes compositions, véritables plaques s'inscrivant clairement dans le style gravure des illustrations d'origine (au point que le disparition de Wrightson soit particulièrement palpable dans les dernières pages, bien plus "BD"). Je dis souvent d'oeuvres qu'elles ont un "souffle", mais rares sont celles qui grondent comme Alive, Alive!. Qu'on ose encore débattre de l'appellation 9ème Art après ce genre de pièce...
A noter qu'en guise de compagnon d'excellent goût, IDW a aussi réédité, dans une superbe reliure noir et blanc, l'adaptation du Dracula de Coppola par Roy Thomas et Mike Mignola (originellement parue -en full color- chez Topps Comics en 1992 et proprement introuvable depuis 25ans). En VF, Alive, Alive! est dispo chez Soleil comme son prédécesseur, et Dracula chez Delcourt.

Milo Marana - Le Caravage, tome 2: La Grâce (Glénat, 28 novembre)
"Enfin !" hurlais-je en mon intérieur de moi-même un beau soir d'automne. Enfin, trois ans après le premier volume, voila les cinquante-quatre dernières planches du diptyque de pinceau et d'épée de Manara. Dédié comme son nom l'indique au grand-maître du clair-obscur, Le Caravage a tout d'une bédé d'aventure, et à raison, tant la vie du peintre a été tumultueuse. Accusé de meurtre, il fuit ici Rome pour aller se planquer dans un cirque... et recommencer à peindre, à bretter, et à dragouner tout ce qui porte une jupe. Non, Le Caravage n'était pas un saint, il était arrogant, susceptible, impulsif et aimait un peu trop les petits(?) plaisirs de la vie, mais il a laissé une oeuvre immortelle, et j'ai du mal à imaginer quelqu'un d'autre que Milo Manara pour illustrer sa vie et l'Italie du tournant du seicento. Ses planches sont un régal, tirant évidement parti de l'appui fortement artistique des tableaux qui les parsèment, et il en recrée décors et drapés avec un plaisir non feint ; c'est baroque, excessif, hyperexpressif, coloré en grosses couches, et c'est magnifique. Loin d'être une simple biographie dessinée (je le répète, mais Michelangelo Merisi da Caravaggio a eu une vie aussi courte -il est mort à 38ans- qu'absolument dingue, et on n'en a ici qu'une version), Le Caravage est un véritable drame épique aux meurs brutaux et charnels, espèce de manifeste tardif du bédéaste, dont il est un projet de longue date, et se fait la parfaite illustration de sa propre oeuvre, ouvertement inspirée des classiques et fruit de cette "école latine" hyperréaliste et outrancière des années 70-80 dont il fut, avec des artistes comme Juan Gimenez, l'un des fers de lance. Et si j'en liste ici le tome 2, il va sans dire que vous devez lire ce truc en entier.


Quelques mentions, à présent, parce qu'il n'y a évidemment pas assez de place dans un top-11.
La Piste du prêcheur, premier tome de Lonesome d'Yves Swolfs, monsieur Durango sur une nouvelle série spagh' au parfum ésotérique (pour une raison aléatoire, le western était d'ailleurs à la mode en début d'année, avec aussi le tome 2 de Duke, que j'ai pas lu, et le 10 de Bouncer, par Boucq tout seul, sans Jodo et sans verve). Edité en VF par le tout jeune Snorgleux comics (qui s'est aussi offert une réédition complète de la saga Elfquest), le premier volume d'Insexts de Marguerite Bennett était fort d'une idée de départ absolument superbe et d'un dessin (signé Ariela Kristantina) tout aussi excellent, mais aussi beaucoup trop comicbook-y et irrégulier dans sa réalisation pour mériter mieux qu'une mention "curiosité". De même pour The Once and Future Tarzan d'Alan Gordon, Thomas Yeates et Bo Hampton, version allongée d'un vieux one-shot de chez Dark Horse, et The Greatest Adventure, crossover fou réunissant tous les héros (et héroïnes) de Burroughs chez Dynamite, deux pulperies pleines de bonnes idées mais aux rendus finaux quelque peu déficients. Oh, et le premier tome des Nanofictions de Patrick Baud, déjà lisibles sur cuicui.
Mentions réédition pour la collection Hellboy Omnibus de Dark Horse, toute la saga dans l'ordre chronologique en six gigantesques volumes pour fêter dignement la fin de la série, et la version anglaise du livre de Bruce "ePenser" Benamran, How to talk science, avec une hilarante préface du précieux Michael "VSauce" Stevens.
Sur un tout autre plan, le comic-strip Nancy, chef-d'oeuvre du minimalisme enfantin vieux de près de 85ans (et un des premiers strips que j'ai lu de ma vie), vient de subir une étonnante révolution sous la plume -encore plus dépouillée- d'Olivia Jaimes, avec force vannes meta et un bon technologique impressionnant (jusque là, le strip était resté sur sa base et n'avait jamais dépassé le niveau technique -ni social- des 50s ; maintenant, on sort son smartphone et on fait des vannes sur les médias) et avec le style deadpan qu'a toujours eu Nancy -et l'inévitable backlash qu'a reçu le changement de la part des vieux fans grégaires-, ça marche à mort. C'est Mark Tatulli, le papa de Lio, qui en parle le mieux.


Je pourrais ajouter des tas de considérations diverses, notamment sur mon esquive volontaire du final du Problème à trois corps de Liu Cixin (je crois que mon attrait pour ce récit s'effrite avec sa progression temporelle, en fait : plus ça va dans le futur, plus j'm'en fous) ou la conclusion de la Trilogie du Rempart (vous savez, Annihilation) parue en VF (chez Acte Sud) pile pour la sortie du film, mais vu ma gueule devant le premier (that thing is scary), on va pas tenter le diable, hein (pas vu le flim non plus, d'ailleurs), ou sur l'absence d'édition numérique de bien trop de livres intéressants (l'intégrale de Perils on Planet X chez Atomic pulp, par exemple, j'ai d'mandé, j'me suis fait envoyé chier comme si j'avais insulté le Livre tout-puissant ; à ce niveau-là j'aurais presque préféré ne pas avoir de réponse), ou sur comment Barbarella réinventée par Dynamite c'est de la merde, mais on va s'arrêter là, ce post est déjà bien assez long.
Tout au plus insisterais-je pour une eulogie pour ma "carrière" de lecteur de superhéros : déjà que ça commence à sérieusement me gonfler au cinéma (Black Panther et Infinity War étaient de belles baudruches racoleuses pleine de vide, sans parler des cochonneries pseudo-subversives à la Deadpool), mais le modèle comics a fini lui aussi par me courir sur le haricot. Le pire, c'est que je filtrais déjà très fin, ayant abandonné Marvel et DC depuis cinq ou six ans maintenant, mais même la vague indé a fini sur le carreau. Le Black Hammer de Dark Horse, pourtant une très bonne série très meta et critique sur le sujet, est parti complètement en banane avec sa mini-série Age of Doom, les dernières absurdités de Dynamite (encore eux...) avec les héros Gold Key m'ont franchement peinées (Sovereign est un non-évènement totalement inconséquent avec une amorce de reboot gritty inutile à la ligne éditoriale plus que douteuse - Magnus passe encore, y a de l'idée à défaut d'une direction, mais Turok, grands dieux... et le cliffhanger final...), et la continuité de Valiant m'a tuer : six ans après, ce qui faisait la force de son univers étendu à l'heure des premiers "Summer of Valiant", quand la boite ne proposait que quatre ou cinq séries en parallèle, est devenu une caravane balourde et envahissante à laquelle il est difficile de trouver un point d'attache : j'ai lu les TPBs du début d'année (SavageWarmother, un bout de Bloodshot Salvation et le dernier Faith) en diagonale et en hallucinant, il m'a vraiment manqué un gros bout de l'histoire, j'ai pas tout compris c'qui s'passait, et surtout, je me suis rendu compte que je me contrefoutais de comprendre. Ca m'intéresse plus.


Oh, et pour le top cinéma, 'faudra attendre encore un peu. 'Me reste des films à rattraper et les sorties blouré/dévédé/véodé ne se feront pas avant février...

lundi 2 juillet 2018

Par cette hache, je règne !

Je préfère Kull à Conan.
Largement.
Ce qui est rigolo, ayant dit ça, c'est que si l'on me demandait de donner les meilleures nouvelles et le meilleur perso d'Howard, je citerais quand même le grand cimmérien, mais Kull d'Atlantis, Roi barbare de Valusie, a quelque chose de spécial, un "truc" que la disparité alimentaire un brin binaire des récits de Conan ne touchera que trop rarement (sur les évidents La Reine de la Côte noire ou La Tour de l'éléphant, par exemple). D'un côté, c'est tout à fait logique, Conan étant le héros d'environ six fois plus d'aventures que son prédécesseur, ce dernier étant purement et simplement son prototype, avec un côté plus "adolescent", plus contemplatif et boudeur, plus humain presque, loin de la rustre assurance du barbare taciturne.
Kull, c'est King Conan avant King Conan, et ce d'autant plus logiquement qu'ils ont la même nouvelle pour origine...

La représentation de Kull qu'offrira John Bolton pour Marvel dans les années 80 est probablement sa meilleure (et la plus iconique), parvenant par quelques subtiles touches à le démarquer très clairement de Conan. Ceci étant dit, l'instance sur la figure de l'atlante comme "ax-wielder" est un peu exagérée.

A la fin de l'année 1929, By This Axe I Rule! est la toute première nouvelle qu'un jeune Robert E. Howard (il n'a alors que 23 ans) soumet au très respecté magazine Argosy, le leader incontesté du marché pulp, et à Adventure, un de ses concurrents. C'est aussi l'une des premières unanimement rejetée. Trop lisse, trop pataude, elle sera longuement retouchée, accouchant finalement, trois ans plus tard, de Phoenix on the Sword, la première nouvelle de ConanHoward y avait substitué l'intrigue secondaire (un couple un peu gnan-gnan) de Kull pour une virée surnaturelle dans les entrailles du palais du cimmérien, et centré toute l'introduction sur le complot dont le Roi d'Aquilonie était la cible, en présentant abondamment les instigateurs.
Il est indéniable que Le Phénix sur l'épée est un récit supérieur à Par cette hache, je règne (qui ne se verra par ailleurs publiée que quelques décennies plus tard, quand Lancer Books et Lin Carter compileront les nouvelles du Roi de Valusie en 1967 dans King Kull), mais si c'est Conan qui lui apporta la célébrité, Howard tenait particulièrement au personnage de Kull.

C'est que si elle est l'origine de Conan, By This Axe/Phoenix on the Sword est aussi et presque logiquement la dernière nouvelle que le texan écrira pour Kull. En effet, il avait plus tôt dans cette même année 1929 vendu à Weird Tales (un magazine devenu iconique mais alors bien moins renommé qui avait déjà publié les premiers récits de Solomon Kane l'année précédente) les deux seules nouvelles de Kull qui seraient publiées de son vivant.
La première, et la plus importante, était The Shadow Kingdom (Le Royaume des chimères - note : j'utilise ici les titres français de l'édition intégrale de Bragelonne, parue en 2010), plus longue, plus fantastique, plus recherchée, plus mélancolique et plus mystérieuse que By This Axe (plus dans le style Weird Tales, en somme, qui agrémentera par ailleurs sa publication d'une superbe illustration de Hugh Rankin, le spécialiste maison des intérieurs fantasmatiques). Elle allait poser les bases du héros et de sa mythologie, et devenir le terreau sur lequel grandirait l'Age Hyborien.
Kull n'était pas le premier héros de fantasy, loin de là -et c'est une question sur laquelle je me garderai bien de me pencher pour l'instant-, mais le souffle de folklore mystique et mythique qu'il apportait semblait loin de ce qu'on connaissait à l'époque. Weird Tales était connu pour publier des récits qu'aucun autre magazine n'aurait osé proposé et cette entrée, d'apparence anodine, allait déclencher une drôle de suite d'événements.

The Shadow Kingdom, par Hugh Rankin

Le Royaume des chimères était au programme du numéro d'août de Weird Tales. Dès le suivant, en septembre, sera publié Les Miroirs de Tuzun Thune (The Mirrors of Tuzun Thune). Ce second récit (qui, pour les curieux, est ma nouvelle favorite d'Howard) était plus étonnant encore que le premier, et contenait déjà les raisons de la mort éditoriale du personnage, plus encore que le rejet d'Argosy à venir. Fatigué, hanté, lassé, Kull n'avait plus les épaules pour satisfaire le jeune auteur dans sa recherche de grands espaces. Il était un reflet de ses premières expérimentations, et après qu'Howard s'en fut revenu à Salomon Kane et à quelques récits historiques (1929-1932 est aussi la période à laquelle il crée Cormak Fitzgeoffrey, un croisé particulièrement violent, et Bran Mak Morn, un chef picte de la période romaine), Conan, de toute sa puissance, balaiera le souvenir de son ancêtre.
Ou bien ?
Conan s'élèvera toujours au dessus de Kull dans l'imaginaire populaire, et à raison, mais l'ombre de l'atlante est partout dans les pas des cimmérien. Il n'est pas un embryon mal fini et abandonné de son littéraire -voire littéral, car l'Age Thurien de Kull est le lointain passé de l'Age Hyborien de Conan- descendant. Tout simplement, Kull est ce qu'Howard proposa de plus proche d'une véritable transposition de lui-même dans ses histoires, et son essence transpire des pages de Conan.

Et ce spectre est tellement palpable qu'il en mêle parfois les destinés des deux personnages. Comme, par exemple, en 1982, quand John Millius, désireux de retranscrire la moelle du héros howardien, s'offrira un hasardeux mais payant truchement.
Voyez-vous, malgré les nombreuses et sincères tentatives de réhabilitation de ce grand film nihiliste rugueux (que, personnellement, je n'ai jamais aimé, pour plein de raisons philosophiques et narratives) au fil des années, et pour tout ce que son faux-remake nanardesque de 2011 est plein de trous, de cabotinage ridicule et de cinématographie absurde (non, je ne l'aime pas plus que le précédent), ce dernier propose toutefois quelque chose qui manque à mes yeux cruellement au film de 1982 : Jason Momoa y est plus Conan que Schwarzie ne le sera jamais. La raison à ça, c'est que le film de Millius est à propos de Kull, pas de Conan ; c'est Kull qui a été esclave dans sa jeunesse, c'est Kull qui est mélancolique et marqué par la décimation de son peuple, c'est Kull qui a des réflexions nietschéenes identitaires sur sa nature d'homme, et c'est Kull qui lutte contre les hommes-serpents et le sorcier Thulsa Doom. Des répliques entières ("Can you summon demons, wizard ?") sont tirées d'épisodes de Kull. Oui, c'est de la triche, mais c'est très intelligemment fait et ça marche, créant un personnage bien plus vivant et réel pour le spectateur (vous comprendrez pourquoi d'ici la fin de cet exposé).
Ce qui est à mourir de rire dans cette drôle d'histoire, c'est que dans une tragique ironie identitaire, ce qui deviendra l'horrible Kull le conquérant avec Kevin Sorbo était à l'origine le scénario du film King Conan, basé en partie sur L'Heure du dragon, le seul roman dédié par Howard au cimmérien (qui n'écrira de toute sa carrière que deux romans, l'autre étant Almuric, publié à titre posthume en 1939, un hommage à Edgar Rice Burroughs n'ayant strictement rien à voir avec nos barbares).

Conan, Kull et Solomon Kane, par Joe Kubert

Il n'est pas étonnant, de fait, que les deux personnages aient fini par se confondre dans l'imaginaire collectif. Non seulement ils partagent, disais-je, la même origine, mais les hasards de la fiction et de l'édition n'ont eu de cesse de les faire s'entrecroiser. Ils sont si similaires qu'ils sont littéralement identiques dans leurs représentations graphiques. Ils sont des barbares, des rois ; des barbares devenus rois par la force de leurs mains.
Mais à bien y regarder, c'est précisément là que se situe aussi la plus grande différence entre eux.

La couronne d'Aquilonie signifie le début de la fin pour Conan, arrivé au bout de son parcours de brigand et de mercenaire, jeune fauve des steppes amené par la force d'une irrévocable destinée à nettoyer la corruption de l'état le plus puissant de son temps. Pour Kull, devenir roi est exactement son commencement. L'accession au trône de Valusie est ce qui lance son arc narratif. Là, il découvre les secrets de son royaume, le poids de la gouvernance, et surtout sa noblesse. Là où Conan est plein d'assurance et fort de mille expériences, Kull est un mont d'incertitude. Relisant Le Royaume des chimères, le sentiment que Kull a quelque chose à prouver (reflet direct de son auteur à l'époque) est palpable. Il n'a pas la confiance absolue en ses capacités qu'a Conan. Il n'est pas un géant de bronze ; il est puissant, certes, mais friable. Et il a besoin d'aide. Quelque part, c'est précisément ce qui rend le personnage si attirant. Il ne veut pas la couronne autant qu'il en a besoin. Pour Kull, elle est le test ultime, le moyen de prouver sa valeur.
C'est que Kull a un passé - un qui sera publié bien plus tard, là encore grâce au recueil de Lancer, mais un passé néanmoins, et si le lecteur d'alors l'ignore, nous non, et Howard non plus. Kull a une origine, une famille, un traumatisme initial, il n'est pas un grand barbare anonyme qui atterrit un peu au hasard sur les lieux d'une aventure. Une partie de moi n'a jamais pu s'empêcher de penser que si les nouvelles de Conan ont été écrites et publiées dans un tel désordre, c'est précisément parce qu'Howard le savait être plus une idée, la personnification d'un absolu barbare, qu'un être de chair et de sang. En fait, si l'on cherche l'origine de Conan dans Le Royaume des chimères, on peut tout autant regarder vers Kull que vers Brule, son étrange et mutique allié picte. Brule montre même bien plus des "qualités" qui seront associées au cimmérien que son compère - de son appétit sexuel à son arrogance en passant par son apparence féline et ses talents de voleur. Qui plus est, Kull est irrémédiablement lié au trône, alors que Brule, comme Conan, est libre.
On en viendrait à imaginer que, lorsque Kull et Brule se serrent les mains après avoir dissimulé le corps du premier homme-lézard, on a plus affaire à la fusion des deux personnalités qui formeront plus tard celle de Conan qu'à deux guerriers scellant un pacte.
Outre son pendant sauvage, Brule est aussi le symbole de quelque chose que Kull possède et que Conan n'aura jamais : un flot de personnages récurrents autour de lui. Certes, on pourrait tracer des parallèles entre de nombreux conseillers valusiens et les aides de camp aquiloniens (le rapport évident en tant que "garde fou" de leurs barbares respectifs qu'entretiennent Tu et Trocero vient facilement en tête), mais les interactions qu'ont ces personnages avec les héros sont gérées de manières radicalement différentes, et notamment en ce qui concerne l'inévitable Brule, qui prend une part active à de nombreux scénarios et sans qui, chose impensable chez ConanKull n'aurait même pas survécu à sa première aventure. Nombre des adaptations, notamment bédé, de Kull usent d'ailleurs de son setting fixe et de ce casting étendu pour ajouter, outre un lot de backstory plutôt bienvenu, de nouvelles figures particulièrement intéressantes. Je pense tout spécialement à Igraine, sa femme dans la trilogie de mini-séries publiée entre 2008 et 2011 chez Dark Horse (et inventée de toute pièce, il n'y a pas de Reine de Valusie dans les nouvelles d'Howard), qui ancre l'atlante dans sa réalité politique. Le personnage a ainsi plusieurs facettes : fille de l'ancien roi, elle a aidé Kull et l'a épousé plus par ambition qu'autre chose, mais le couple développe néanmoins un profond attachement. Ce qui me fait penser que, là encore à l'inverse de son petit frère cimmérien, Kull n'a à aucun moment dans aucune nouvelle le moindre désir charnel envers qui que ce soit ; il éveille parfois l'intérêt de quelques figures féminines qu'il peut rencontrer, mais il a plus souvent affaire à de jeunes couples éplorés et agit généralement en sage monarque paternaliste (la raison même de son bannissement d'Atlantis est un acte de pitié envers une jeune femme), loin du débraillage décomplexé du cimmérien. Dernier petit détail amusant, c'est également via les bandes dessinées (mais cette fois chez Marvel) que sera développée Zénobia, la reine de Conan (qu'il rencontre et épouse dans L'Heure du dragon mais qui ne sera plus jamais évoquée ailleurs).

Mais revenons-en à cette poignée de main fusionnelle... Kull est un atlante et Brule un picte, et ces deux peuples se vouent une haine tenace. Mais ils trouvent ici un terrain (et un lieu) d'entente commun, loin de leurs régions de naissance respectives, et l'écart que leur alliance fictionnelle incarne entre les caractères littéraires de Kull et Conan se reporte de la même manière dans les paysages que les deux héros occupent. Qu'il s'agisse de sa native Atlantide, contrée barbare coupée du monde aux meurs païens, ou de sa Valusie d'adoption, le monde de Kull, la Thurie, est presque l'opposé systématique de l'ère hyborienne de Conan. Même les puissants royaumes comme l'Aquilonie semblent petits, sordides, en comparaison de ceux que visitent Kull. Un reflet évident de la corruption dans lequel baigne le monde de Conan, qui n'a pas encore envahi le passé lointain que représente le présent de Kull, mais en contrepartie (et de manière très paradoxale), le monde de Conan semble plus vivant, presque plus sain - plus humain, moins stratifié, moins ankylosé par des siècles de codes religieux craintifs. Les monstres de Conan sont bien souvent de chair et de sang, et ses momies sont des créatures de décadence et de putréfaction, anciennes et maudites depuis des millénaires, depuis, justement, le temps de Kull.
Et si la civilisation thurienne est plus... eh bien... civilisée, ses étendues sauvages sont aussi plus farouches. Le monde de Kull est un monde d'excès et sa rase-campagne n'est en rien un décor de paresse bucolique. Ce n'est pas une terre de liberté comme pour Conan, elle est synonyme de danger constant et de mort immédiate. De très larges zones du continent de Kull sont inexplorées, et les Hommes sont cloîtrés dans des villes-forteresse qui les protègent d'horreurs pré-humaines jamais complètement vaincues. L'Atlantide elle-même, ce monde que Platon voulait comme un phare de civilisation et de technologie, est ici synonyme de la plus abjecte sauvagerie - littéralement l'ancêtre de la Cimmérie, un monde plus mythique que réel, et pourtant à portée de quelques brasses.
En Thurie, même les arbres combattent contre le héros, dans le poème The King and the Oak (Le Roi et le chêne). Il n'y a, tout simplement, pas de repos pour Kull. Jamais ni nulle part est-il en sécurité, et il est constamment mis à l'épreuve par son propre monde. Conan, lui, fait partie intégrante de la sauvagerie hyborienne ; mieux, il en est l'incarnation même.
Notez par ailleurs que c'est précisément l'environnement urbain et la sédentarité de Kull qui lui offrent l'étendue de son entourage.

En vérité, la seule réelle connexion entre les deux rois-barbares vient de leur caractère, et de ces "accès de mélancolie tout aussi démesurés que [les] joies", un trait, manifestement, partagé par leur créateur.
En ça, Conan n'est pas moins philosophe que Kull, mais le cimmérien -peut-être aussi Howard lui-même, d'où ce changement de héros- a trouvé une manière d'accepter le monde tel qu'il est (superbement exprimée dans La Reine de la Côte noire) et de repousser ses démons intérieurs.
L'incapacité de Kull à trouver son public (et les éditeurs) à l'époque n'est en rien due à la qualité (ou manque de) du personnage, et le succès de Conan ne s'explique aucunement parce qu'il serait "plus intéressant" que son grand frère. Tout simplement, Howard prenait encore ses marques d'écrivain en 1929, et la voix si particulière qu'on lui connait ne viendra qu'avec la réalisation du personnage de Conan. Au rayon des passassions et pour en revenir au film de John Millius et ses nombreuses intersections, il est à ce titre souvent supposé que l'épée que trouve Schwarzie dans une tombe perdue au milieu du désert n'est pas nommée l'Epée atlante juste parce que ça sonne bien. Le squelette de guerrier auquel il prend l'arme serait alors effectivement celui de Kull, qui s'effondre et s'incline après avoir, enfin, trouvé un successeur digne de lui. Bien sûr, tout cela n'est que conjoncture, mais dans un environnement de magie mystique et considérant la méticulosité avec laquelle Millius a mélangé les deux personnages, je ne serais pas surpris si c'était bel et bien le cas. Mais reprenons...
Il y a une évidente part autobiographique dans la figure de Kull. Kull est un philosophe enfermé dans le corps d'un guerrier ; ou, peut-être, un guerrier maudit par la perspicacité d'un philosophe. Toujours est-il qu'il n'est chez lui nulle-part, pas même dans son propre corps. Il est un roi, mais il ne sera jamais accepté en tant que tel, et si les gras valusiens admirent sa puissance, ils voient aussi sa peau brunie et ses muscles d'aciers comme la marque irréfutable de sa nature de sauvage.
Pas que Kull fut plus à sa place parmi son propre peuple, remarquez. Enfant trouvé, il n'est probablement pas vraiment atlante, et la superstitieuse Atlantide ne lui est pas moins étrangère que la culture valusienne ; une histoire comme Exile of Atlantis (Exilé d'Atlantide) le voit ainsi systématiquement remettre en cause les traditions. C'est même précisément ce qui le met en quête "d'autre chose"... Et ce passé, contrairement à la constante fuite en avant de Conan, finira par le rattraper.
J'ai du mal à trouver meilleure description de Robert E. Howard lui-même.

King Kull, par Marie et John Severin, 1977

Si Kull est Howard tel qu'il fut probablement, Conan est sans doute Howard tel qu'il aurait voulu être. Partisan de ce que le romancier nommait lui-même les "trois F" (fighting, feeding, et vous pouvez deviner le dernier), Conan, du moins jusqu'à ce qu'il devienne roi, s'adonnait à ce que son créateur, vivant chez ses parents dans le Texas rural, n'aurait jamais osé. Il était une fantaisie, au sens le plus littéral du terme, et une aussi sauvage que fascinante. Kull, au contraire, n'a "jamais connu l'amour", et son temps avant de se coiffer de la couronne de Valusie ne semble pas meilleur qu'après. Et si la description commune de Conan comme d'un bourrin débile tout juste bon à planter des épées dans des crânes est évidemment absurde, le cimmérien d'Howard étant un personnage bien plus subtil que son exploitation moderne ait pu le laisser penser, il reste effectivement un guerrier rustre, excessif et braillard, libre de toute convenance.
Ce qui est particulièrement intéressant, c'est que toute cette bravade ne le sauve pas pour autant. A la fin, Conan n'est qu'une version hypertrophiée et désinhibée de Kull, et on n'échappe pas à soi-même. Il y a toujours quelque part cette écrasante sensation que les deux personnages combattent -et perdent- face aux même démons intérieurs.
Un côté irrémédiablement nordique et fataliste qui fait, précisément, le sel de Kull : des deux, l'atlante est le seul qui regarde au plus profond des proverbiaux abysses et ne bronche pas. Il ne se cache pas. Il ne prétend pas que le vin, une femme ou le sang d'une bataille pourront illuminer l'obscurité. Il continue simplement de regarder.

Et du coin des lèvres, sous un sourire fade, il chuchote... Ka nama kaa lajerama.

Demon in a Silvered Glass de Doug Moench et John Bolton ; si vous ne deviez lire qu'une seule histoire de Kull, sous quelque support que ce soit, lisez celle-ci. Publiée dans Bizarre Adventures #26 (Marvel,1981) puis compilée dans Savage Sword of Kull volume 1 (Dark Horse, 2010)(pas de VF, malheureusement). Mélange des Miroirs de Tuzun Thune et du Royaume des chimères, elle contient tout Kull, condensé en 56 pages de sublime noir et blanc.

lundi 26 juin 2017

Random work of wow : Les voyages de Conan

Amis cartographes, ceci pourrait émoustiller les plus pulp d'entre-vous : un fou sur Deviantart a réalisé une série de cartes détaillant les nombreux voyages du cimmérien selon différentes chronologies, prenant en compte différentes publications.
Je vous poste ici celle réalisée d'après The Dark Storm Conan Chronology de Dale Rippke, probablement la plus complète, mais vous trouverez aussi des versions adaptées de l'essai A Probable Outline of Conan's Career de P. Schuyler Miller et John D. Clark (publié en 1936 et qui ne compte en toute logique que les histoires de Conan publiées du vivant d'Howard), et celle de Joe Marek, une révision de la Miller & Clark à la temporalité légèrement différente.
J'aurais bien aimé y trouver celle de Robert Jordan, qui comptabilise tous les récits apocryphes des années 70-80, mais le but avoué était de se limiter aux textes originaux.

Ca fait du kilomètre...