dimanche 9 février 2020

Agnès la Noire, par Leigh Brackett

Il est toujours étonnant de constater que l'héroïne la plus connue de Robert E. Howard n'est même pas sa création. Red Sonja est en effet le travail de Roy Thomas et Barry Windsor-Smith, réinvention hyboréenne de la Red Sonya austro-hongroise de l'auteur.
Cette semaine, c'est une autre rouquine du répertoire de Two-Gun Bob qui est à l'affiche ; Dark Agnes, l'épéiste oubliée, a ainsi droit à sa première adaptation séquentielle dans la nouvelle gamme Conan de Marvel, sous la plume de Becky Cloonan (l'épique By Chance or Providence). L'occasion, à défaut de vous en offrir une étude moi-même, de partager la préface enthousiaste de Leigh Brackett publiée dans l'anthologie Sword Woman (avec une fantastique couverture de Ken Kelly) en 1977 (paru en France sous le titre Agnès de Chastillon chez NéO en 1983 et Fleuve Noir en 1993), à l'époque première apparition du personnage, qui n'avait jamais été édité du vivant de l'auteur.




"Quel dommage que Robert E. Howard n’ait pas écrit plus d’histoires sur Agnès de Chastillon, Agnès la Noire ! C’était vraiment un personnage exceptionnel…, plus intelligent que Conan, plus séduisant que Solomon Kane, et une aussi fine lame que tous les autres héros d’Howard. Peut-être vint-elle trop tôt… en avance sur son temps. Les femmes capables de faire de telles choses n’étaient pas très populaires dans la littérature de fiction des années 30, particulièrement dans le domaine de l’Aventure. La Jirel de Joiry de C. L. Moore – qui jouissait d’une renommée considérable à cette époque – vivait des aventures uniquement fantastiques, ce qui lui donnait une plus grande liberté d’action. Il est intéressant de se demander, en regard de la troisième histoire d’Agnès la Noire, La Maîtresse de la Mort, si Howard tentait délibérément d’orienter son héroïne vers ce domaine, fantastique. Si c’était le cas, il est mort avant d’avoir pu terminer l’histoire.
Elle a été achevée par Gerald W. Page et toute autre conjecture serait des plus hasardeuses.

Il est tout aussi intéressant de se demander si Agnès la Noire a été inspirée ou non par la Dame de Joiry. Il est tout à fait certain qu’Howard connaissait Jirel. Il avait lu L’Ombre du Dieu Noir (Black God's Shadow), qu’il aimait beaucoup. Il le dit et envoya un exemplaire de la première histoire de son héroïne, Agnès la Noire (Sword Woman), à Catherine Moore, pour qu’elle la lise. (Elle adora cette histoire et souhaita qu’il en écrive d’autres.) Mais, en fait, il est impossible de dire lequel de ces deux personnages fut conçu le premier, ou même s’il y a un quelconque rapport entre eux. (Jirel, bien sûr, fut publiée dans Weird Tales avant qu’Howard écrive Agnès). Il est raisonnable de supposer qu’Howard autant que Moore eurent l’idée de leurs guerrières en puisant aux mêmes sources… les récits historiques de ces femmes à qui Howard dédia sa saga d’Agnès la Noire, depuis la ballade de Mary Ambree jusqu’à, très vraisemblablement, la vie de la célèbre « sainte en armure », Jeanne d’Arc, bien que la sainteté ne soit pas, fort heureusement!, une qualité revendiquée par aucune de ces deux héroïnes.

En tout cas, la ressemblance entre Agnès et Jirel est purement superficielle. Toutes deux sont rousses. Toutes deux portent une armure et manient l’épée avec une efficacité mortelle. Mais Jirel est un être de feu et de glace, elle est douce et raffinée, et vit dans les Pays de Nulle Part de l’imaginaire, dans un continuum différent de la France historique d’Howard. Jirel est opposée à de sombres dieux et sorciers, est concernée par l’amour et la magie. À aucun moment nous ne savons vraiment pourquoi ou comment elle devint une guerrière. Elle est simplement la Dame de Joiry, cuirassée, fière et très belle.
Agnès, par contre, fait preuve d’un pragmatisme absolu. Le talent d’Howard présentait de multiples facettes, mais lui-même n’était pas doux, ni raffiné, et son héroïne ne l’est guère plus ! Agnès vit à une époque difficile et cruelle, où les femmes ont moins de prix, et sont moins bien traitées, que les bêtes de somme d’une famille de paysans… qui, elles, coûtaient beaucoup d’argent s’il fallait les remplacer (lorsqu’il n’y avait pas de bête de somme, c’est la femme qui prenait sa place). Agnès est une paysanne par sa naissance ; elle a un père brutal et vit dans un village qui est une véritable porcherie. Elle s’est endurcie en grandissant parce que, si elle n’avait pas été dure, elle n’aurait sans doute pas grandi du tout.

Jirel est de naissance noble et une enfant légitime. Agnès revendique un sang noble, mais c’est une enfant illégitime, et ses revendications n’ont aucune valeur. Dans Agnès la Noire, nous avons le récit très détaillé de son itinéraire, de la façon dont elle en vient à mener une vie d’homme, et si la description faite par Howard de ses fiançailles et de son mariage semble quelque peu outrée, c’est uniquement parce que les gentes dames qui figurent plus communément dans les récits de fiction historique sont vendues au plus offrant avec une politesse plus marquée, mais c’est tout. La coutume du mariage arrangé a duré jusqu’à l'ère victorienne et même après, et elle était entourée de toutes sortes de joyeux euphémismes, mais le fait est là : la fille était pour son père une marchandise destinée à la vente et mise aux enchères, vendue au meilleur prix qu’elle pouvait rapporter.
Agnès a assez d’estomac pour s’arracher une bonne fois pour toutes d’une situation insupportable et, tout à fait littéralement, de se tailler une vie nouvelle. La façon dont elle procède donne lieu à une lecture des plus passionnantes, qui n’est en aucune façon réservée aux seules militantes du Women’s Lib (et autre MLF !). Agnès est un être humain droit, honnête, qui ne s’apitoie pas sur soi-même, sympathique ; elle captive l’attention du lecteur dès la première page. Elle possède cette qualité qui transcende le sexe, puisqu’on la trouve aussi bien chez des petites filles que chez des hommes adultes ; je veux parler du courage. Et le défi qu’elle lance à Guiscard de Clisson, lorsque celui-ci tente de la remettre « à sa place » (la place d’une femme dans une société d’hommes), est aussi éloquent qu’une déclaration de fierté individuelle et de respect de soi, comme on peut en lire ailleurs.
Etienne Villiers, lequel, à sa façon très personnelle, aide Agnès à « faire son chemin », est un coquin à la personnalité complexe et un personnage excellemment traité. Les rapports qui se nouent entre Agnès et lui, par le biais de la trahison, de la vengeance, de la dette de reconnaissance, et finalement du respect accordé à contrecœur et de l’amitié, sont fascinants par leurs tours et détours.

Howard était passé maître dans l’art de raconter et de maintenir une histoire à un train d’enfer, sans jamais perdre de vue les personnages ou l’atmosphère. Des Épées pour la France (Blades for France) est une aventure magnifique, mouvementée, racontée à un rythme rapide, où Agnès est à présent bien établie dans le monde qu’elle s’est choisi. L’intrigue n’a peut-être pas la perfection d'Agnès la Noire (celle-ci possède une merveilleuse unité) mais cela ne diminue en rien le plaisir du lecteur.

La Maîtresse de la Mort (Mistress of Death) possède une texture différente, procure une autre sensation. Alors que les deux premières histoires sont ouvertes, remplies de vent et de ciel pur, de forêts et de chevauchées impétueuses. La Maîtresse est fermée sur elle-même, dans une atmosphère de claustrophobie. L’action se passe dans des ruelles étroites, la nuit, à l’intérieur d’auberges et de maisons, dans des passages secrets et des caves. Agnès trouve un nouveau compagnon, qui succède à Étienne Villiers, en la personne de l’Écossais exilé, John Stuart. L’aventure devient purement macabre et fantastique ; Agnès affronte et est victorieuse d’un adversaire beaucoup plus redoutable que les vulgaires coupe-jarrets qui ont essayé de l’embrocher sur leurs lames ! Une très belle relation se développe entre elle et Stuart, et l’on souhaiterait que la saga se poursuive encore très longtemps.
Un point encore, au bénéfice du macho qui d’aventure pourrait lire ces histoires et s’écrier : « D’accord, ce sont des nouvelles bien écrites, mais en réalité aucune femme n’est capable physiquement d’accomplir de tels exploits. »

Foutaises, messeigneurs !


Un vieil adage dit qu’un bon géant peut toujours avoir besoin d’un bon nain. Mais entre ces deux extrêmes, il y a toutes les nuances possibles de taille, de force et de capacité. Les poids mi-moyens constituent apparemment la majeure partie de la population, tant les hommes que les femmes, et deux guerres mondiales, ainsi que l’accession à de nouveaux domaines jusqu’alors « réservés » aux hommes, ont prouvé sans conteste possible qu’une femme en bonne santé est physiquement capable de faire absolument tout ce qu’elle a envie de faire.
La notion acceptée de la femme faible et sans défense a des origines sociales et n’est absolument pas fondée sur des faits. Les femmes douces, soumises, non compétitives, se vendaient mieux sur le marché du mariage. De plus, présenter une fragilité de bon ton était le symbole d’un statut social ; cela signifiait que vous n’aviez pas besoin de travailler. C’est pourquoi la petite fille ardente et débordante d’énergie, indépendante et volontaire, était réfrénée dès son plus jeune âge par sa mère, sa grand-mère, ses tantes et ses nounous… Ne sois pas un garçon manqué, conduis-toi comme une petite dame, fi, quelle honte ! Avant même de s’en rendre compte, elle se retrouvait harnachée et sanglée dans des vêtements de femme, tous destinés à l’entraver et à la brider : chaussures obligeant à marcher à petits pas et à adopter une démarche affectée, jupons et lourdes jupes, gaines, corsets, tournures, corsages stricts, cols de robe serrant le cou. Regardez donc le Portrait de la petite Infante d’Espagne par Velazquez. Regardez sa taille et essayez de vous imaginer comme tous ses organes devaient être comprimés. Cela n’avait rien d’étonnant si un grand nombre de femmes mouraient jeunes, à cette époque. Ou si elles n’étaient pas très actives. En supposant que les vêtements féminins à travers les siècles aient fait partie d’un complot délibéré pour perpétuer et s’assurer de son infériorité physique, il aurait été sans doute difficile de faire mieux !

À présent, les femmes sont délivrées de toutes ces absurdités, Dieu merci, même si l’on peut s’étonner de voir tant de jeunes filles tomber dans l’excès inverse et présenter un aspect si peu féminin. Le tabou pesant sur les sports a été levé peu à peu, de telle sorte que la jeune fille, par nature bonne en sports et aimant les pratiquer, n’est désormais plus placée devant le choix suivant : y renoncer ou bien être considérée comme non féminine. (De la même façon, les garçons qui ne sont pas sportifs et n’aiment pas faire du sport sont considérés comme non masculins).
La reine Boudicca conduisait ses armées à la bataille. Les femmes blondes et armées de Germanie se battaient aux côtés de leurs hommes et terrifiaient les légionnaires romains. Les Vikings avaient leurs femmes guerrières. Et même après l’avènement du christianisme, des femmes exceptionnelles ont constamment réussi à échapper au piège. Elles ont servi honorablement comme soldats dans de nombreuses guerres, moins honorablement comme pirates et flibustières, mais toutes ces femmes maniaient à la perfection l’épée et le pistolet. Les femmes qui ont aidé à la conquête des espaces non civilisés du monde n’étaient pas des mauviettes. Elles savaient tirer au fusil et atteindre leur cible. Elles étaient capables d’endurer la chaleur et le froid, la faim, la soif, et la menace permanente de la mort… tout aussi bien que leurs époux.
Ne jamais sous-estimer les capacités d’une femme ou son énergie. En une semaine, il y a deux ou trois ans, par des faces différentes, deux minuscules Japonaises, chacune pesant moins de cinquante kilos, ont conquis l’Everest. Il existe certainement de par le monde des femmes capables de soulever des haltères de cent quatre-vingts kilos, bien qu’apparemment, seuls les hommes soient assez stupides pour avoir envie de le faire… jusqu’à présent.
Bref nous savons qu’Agnès aurait certainement été capable de faire tout ce qu’elle fait, parce que des femmes ayant réellement vécu les ont faites.

En plus des trois histoires composant la saga d’Agnès la Noire, ce volume comprend, un cadeau en prime pour le lecteur!, deux de ces adorables fragments qu’Howard a laissé inachevés, parmi tant d’autres : le début d’un roman, Au Service du Roi (The King's Service), et le commencement d’une nouvelle, L’Ombre du Hun (The Shadow of the Hun)… Ces deux textes nous présentent des temps et des endroits exotiques, qui nous font regretter, une fois de plus, qu’ils n’aient pas été terminés. L’Inde antique, Vikings, Celtes, Grecs, Tatars et Mongols, les vestiges d’un empire, la conquête d’un autre…, tous les éléments sont réunis.
Howard chérissait tout particulièrement ce qui était oublié, lointain et mystérieux. Une image s’impose à notre esprit : Howard assis devant sa machine à écrire, à Cross Plains, Texas… Un jeune homme habité par les rêves puissants de dieux et de héros, s’évadant des limites étroites de son propre espace-temps, pour parcourir librement et arpenter à grands pas les merveilleuses contrées de ses rêves.
Il est regrettable que les rêves doivent se terminer aussi vite. Mais pour nous consoler, nous avons tous ceux qu’Howard nous a laissés… pour nous les faire partager."

Leigh Brackett 
Lancaster, Californie
Décembre 1976

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