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lundi 6 août 2018

Black Mask, l'improbable retour



En 2013, Open Road Media publiait la vidéo que vous pouvez regarder ici à l'occasion de la publication d'anthologies de nouvelles issues de Black Mask, pulp auquel on doit l'invention du polar à l'américaine, le hardboiled. En 2016, les droits du magazine, ainsi que tous ses copyrights et propriétés intellectuelles, étaient acquis par Steeger Properties, avant qu'à l'automne de cette même année, Black Mask ne réapparaisse avec l'aide d'Altus Press, au format d'origine, avec des inédits et des rééditions. Et l'internet du pulp a exulté.
Mais c'est quoi, Black Mask, exactement ? Et pourquoi est-ce si important, au milieu des Weird Tales, des Amazing Stories (qui vient de réussir son Kickstarter) et des centaines d'autres postulants qui ont vivoté d'une manière ou d'une autre depuis la fin des années trente, que ce soit celui-là qui renaisse ?

La couverture du premier Black Mask nouveau, à l'automne 2016

J'ai lu mes premières nouvelles du magazine dans The Black Lizard Big Book of Black Mask Stories (à vos souhaits) de 2010, découvrant via les superbes introductions d'Otto Penzler ("le" éditeur de mystery fiction aux US) et Keith Alan Deutsch (plus ou moins le Patrice Louinet de Black Mask) un bout de l'histoire derrière les "pulps detectives" (un genre que je n'avais jusqu'alors exploré qu'au travers de ses inévitables héros masqués, notamment le duo Shadow/Spider, et un certain Black Bat qui, contrairement à ce que son nom laisse penser, est l'inspiration de Daredevil), et aussi qu'un paquet de noms que la modernité tient en profonde estime comme Dashiell Hammett, avaient fait l'essentiel de leurs carrières dans ses pages (la version originale -car il fut lourdement retouché pour la publication reliée que l'on connait- du Faucon Maltais est d'ailleurs au programme du Big Book).
Black Mask, c'est tout simplement l'acte de naissance du polar. Les américains appellent ça "hardboiled". Le hardboiled, c'est le western moderne d'MC Solaar, un roman de chevalerie urbaine made in USA ; c'est la préhistoire de Dirty Harry, mais c'est aussi ce qui, arrangé par quelques années, un voyage en France et une guerre mondiale, a donné naissance au noir dans les années 40. C'est également le type de récits au travers duquel on va commencer à parler de "paralittérature" et de "genre", notamment dans les cercles intellectuels français (le terme "roman noir" apparaît pour la première fois en 1944 et Gallimard crée la collection Série Noire en 1945 - rappelons que si l'Amérique est communément vue comme une terre de science-fiction et l'Angleterre comme celle des elfes et des fées, la France est le pays du roman policier) et à les penser au sens (plus ou moins) noble, par opposition à la littérature de gare. Pour l'anecdote, Black Mask fut aussi le titre de travail du Pulp Fiction de Tarantino, et c'est aussi l'une des raisons qui font que ça me rend complètement fou quand on dit que Pulp Fiction c'est du pulp - parce que c'en est pas.

Black Mask est né en 1920, son premier numéro étant publié en avril par le duo H.L. Mencken et George Jean Nathan, respectivement journaliste et critique littéraire désireux d'offrir une publication "support" au prestigieux The Smart Set, magazine dédié à des genres plus nobles et dont l'une des particularités était de proposer une courte pièce de théâtre à chaque numéro. L'idée des deux compères étaient tout simplement d'offrir à Monsieur une lecture plus épicée (les premiers numéros n'étaient d'ailleurs pas exclusivement dédiées au polar, l'accroche -qui changera souvent par la suite- annonçant fièrement "An Illustrated Magazine of Detective Mystery, Adventure, Romance, and Spiritualism") pendant que Madame se régalerait de son plus élégant grand frère.
Toutefois, s'ils sont à l'origine l'existence du magazine, c'est à un éditeur plus tardif, Philip C. Cody, entre 1924 et 1926, qu'on doit le Black Mask. Cody avait une certaine expérience dans le marché du kiosque, ayant été le superviseur des publications Warner et de quelques magazines "mass-market" (l'équivalent de nos torchons actuels à 1€ pour 150pages de pub) pendant quelques années. Il donna au pulp de Mencken et Nathan un ton plus sensationnaliste, ciblant parfaitement la démographie de son journal (plus jeune et plus exigeante que prévue) et sélectionnant histoires et illustrations en fonction. Les récits devinrent plus longs, leurs intrigues plus détaillées, et leur imagerie plus ouvertement sexuée et violente (l'accroche évoluera alors d'un verbeux "A Magazine of Unusual Romance and Detective Stories" à un minimaliste "Detective, Western, Stories of action" - et cinquante autres combinaisons du genre). Plus pulp, quoi.
L'intérieur de couverture affichait même clairement son mode d'emploi :
"Les éditeurs ont essayé de produire le magazine le plus inhabituel d'Amérique. Chaque histoire est créée pour vous laisser une impression forte, finie. Mais pour découvrir cet effet et l'apprécier dans son entièreté vous ne devez surtout pas les lire de la manière dont vous lisez probablement les autres. Si vous passez rapidement au travers des pages vous perdrez la richesse des environnements et des détails. Si vous lisez les premiers paragraphes et sautez directement à la fin, vous vous spolierez. Notre but est de vous divertir - de vous enlever à la triste routine de la vie quotidienne. Black Mask ne prétend pas adhérer au traditionnel "happy ending". Ses intrigues sont non-conventionnelles. Leurs fins sont toujours surprenantes, extraordinaires, jamais stéréotypées. Vous volez votre propre plaisir en les lisant par le mauvais bout."
(Traduction littérale et à l'arrache du numéro d'octobre 1922)


Sous cette forme plus crue, Black Mask devint la publication la plus populaire du secteur policier, et si ses plus grands auteurs, qui compteront Dashiell Hammett mais aussi Raymond Chandler (Le Grand sommeil, Le Dahlia bleu, plusieurs films d'Hitchcock), Erle Stanley Gardner (le papa de Perry Mason) ou Norvell W. Page (of The Spider fame), n'arriveront qu'avec le successeur de Cody, Joseph "Cap" Shaw à la fin des années 20, le hardboiled est déjà la raison de sa renommée chez les lecteurs. (Trivia amusant, Dashiell Hammett conversait dès 1923 avec les lecteurs du magazine, ayant publié sa première nouvelle -une course poursuite de trois pages- en décembre 1922 sous le pseudonyme Peter Collinson.)

Attribuée à Carroll John Daly, avec The False Burton Combs dans ce même numéro de décembre 1922, la création du hardboiled repose sur les bases classiques de la littérature nord-américaine : le crime, la liberté, les flingues, et la justice rétributive.
Mais point de héros blancs comme neige ici. Le détective privé, figure emblématique, y est un observateur cynique et pessimiste d'une société corrompue, et l'attrait durable de Philip Marlowe (personnage principal des histoires de Raymond Chandler, qui sera notamment interprété par Humphrey Bogart dans la première adaptation du Grand sommeil) et d'autres durs à cuire comme le Sam Spade d'Hammett ou le plus tardif Mike Hammer de Mickey Spillane, tient dans leur idéalisme terni. Le héros hardboiled est à la croisée des chemins entre le chapeau blanc de Tom Mix, la star des premiers westerns, et le fedora des gangsters d'une prohibition qui bat son plein ; ni hors-la-loi ni policier, mais pleinement justicier. Un chevalier des temps modernes, disais-je. Et comme tant de héros pulp, il rumine. Sous des dehors de bagarreur cynique, fripé et imbibé, il philosophe et se perd souvent dans ses pensées, joue aux échecs, lis de la poésie et écoute de l'opéra. Il a surtout en horreur la corruption généralisée de la société, des politiciens et des policiers. C'est son sens moral qui le guide, on n'est pas chez Frank Miller, et il ne cède jamais à la tentation, ni celle des gangsters qu'il pourchasse, ni celle des inévitables femmes fatales qui l'engagent (l'une des particularité de ce type de fiction étant même d'être la seule à l'époque à placer des armes dans les mains de personnages féminins).
L'éditorial de Marcel Duhamel pour sa Série Noire s'en fait parfaitement écho :
"Que le lecteur non prévenu se méfie : les volumes de la Série noire ne peuvent pas sans danger être mis entre toutes les mains. L'amateur d'énigmes à la Sherlock Holmes n'y trouvera pas souvent son compte [...] On y voit des policiers plus corrompus que les malfaiteurs qu'ils poursuivent. Le détective sympathique ne résout pas toujours le mystère. Parfois, il n'y a pas de mystère. Et quelquefois pas de détective du tout...Mais alors. Alors, il reste de l'action, de l'angoisse, de la violence."
Notez que c'est également précisément là qu'on tient la grande différence entre le hardboiled américain et le noir européen : on considère généralement que la différence entre les deux genres tient à son protagoniste, un immuable privé pour l'un, et plus facilement une victime, un témoin ou carrément même le criminel lui-même pour l'autre. La différence est d'autant plus palpable de nos jours dans les romans d'Elmore Leonard (le papa de Raylan Givens), Lee Child (celui de Jack Reacher) ou l'inévitable James Ellroy (L.A. Confidential, Le Dahlia noir), par exemple.

Et puis, il y a ce caractère dont j'ai déjà parlé tant et plus, ce "truc" typiquement pulp et qui n'existera nulle part ailleurs, bien souvent dicté par les nécessités éditoriales (la publication en plusieurs parties nécessitant les fameux "cliffhangers" de fin de chapitre, et les lignes et visions particulières de chaque magazine et éditeur).
C'est d'ailleurs précisément ce qui causa la chute du système. Black Mask atteignit ainsi ses pics de vente au cours des années 30, avant que l'intérêt pour les enclumes de 200pages à 20cents imprimées sur une parodie de papier ne diminue progressivement (et très rapidement) en faveur de la radio, du cinéma, et des comics, les trois ayant en commun d'avoir justement adapté les héros des pulps à leurs formats.
Et vous avez là la réponse à ma deuxième question. Désormais, quand on vous demandera pourquoi le retour de Black Mask est si important, vous pourrez répondre que sans lui (et ses milliers de rejetons), vos séries télé favorites n'existeraient pas.

(Extrait d')illustration pour Murder A.W.O.L. par Rafael De Soto (1944)

Black Mask fut l'un des derniers dinosaures du pulp, stoppant sa publication en 1951, sous la direction (anonyme) d'Harry Steiger, ancien éditeur d'Horror Stories et Terror Tales et alors en charge de Dell Comics. En 1985, une première tentative de retour avait été entamée sous le nom "The New Black Mask", attirant des auteurs comme James Ellroy ou Michael Collins (créateur de Dan Fortune, un privé manchot fortement inspiré par le héros du Bad Day at Black Rock de John Sturges, littéral western se déroulant en 1945) mais ne rencontrant que peu de succès. Avant, donc, finalement, de revoir à nouveau la lumière grâce à l'étrangeté d'internet. Combien de temps durera cette incarnation, seul l'avenir le dira, mais vu le succès des récentes nécromancies d'Altus Press (les Wild Adventures of Doc Savage, Tarzan et maintenant The Spider de Will Murray, notamment), j'ai bon espoir.


Pour s'offrir un bout d'histoire rétroactive (en magazine et en numérique), c'est chez Altus Press que ça se passe.
Les curieux peuvent également lire de vieux scans de Black Mask sur le Pulp Magazine Project.

mercredi 30 avril 2014

Les enfants du Dieu-Ours et autres histoires



Relisant de vieilles découvertes et deux-trois mails et échanges divers via messagerie instantanée et forums, je fus soudain prit de l'envie de digresser en tout sens sur un de mes auteurs favoris, Norvell W Page.

J'étais, en fait, retombé sur Flame Winds et Sons of the Bear God, deux aventures Conanesques mettant en scène un surprenant Prester John (le prêtre Jean par chez nous) en slip à fourrure. Une vision pas moins fantaisiste que celle d'un royaume chrétien d'orient dirigé par un prêtre guerrier, si vous voulez mon avis, et savamment mise en place par quelques détails historiques et linguistiques avérés (quoi qu'incomplets) qui replacent le personnage non pas au XIIIème mais au Ier siècle Après John Carter. Le reste n'est que légendes, et Norvell W Page, auteur du Spider et d'un bon paquet de pulperies des 30's, se propose de nous conter l'une d'elles.

Une des choses les plus intéressantes dans ce diptyque, au delà du style inimitable de l'auteur, c'est le soin évident avec lequel est réinterprété dans un monde antique et fantastique tout ce qui fera plus tard l'aura du personnage. Entre les animaux géants et les tribus sauvages, on verra ainsi John (ou plutôt "Wan Tengri", en langue mongole, d'après Page surnommé Prester John d'après un mot grec désignant les puissantes tempêtes qui ballaient la Méditerranée, mal traduit des siècles plus tard par les croisés) se balader avec un étrange talisman de bois et prier avec ferveur le Dieu inconnu "Christos". Deux petits détails parmi d'autres qui, mêlés aux proportions épiques de l'aventure (il conquiert un royaume, après tout), permettent de replacer le personnage dans un contexte historique vraisemblable, quoiqu'inévitablement romantisé.

Notez que les croisées crurent, en découvrant son histoire, qu'il leur était contemporain et étaient fermement convaincus qu'il les aiderait dans leur quête. Une origine qui sera reprise par Stan Lee et Jack Kirby en 1966 lorsqu'ils recréèrent le personnage pour Marvel dans les pages des Quatre Fantastiques : ici, Prester John fut un ami et conseiller de Richard Coeur de Lion (auquel il montera la voie vers Avalon). 

Longtemps, j'ai cru que ces deux romans n'avaient jamais traversé l'Atlantique, restant, tout comme le Master of Men, à jamais inconnues du public francophone. Quelle ne fut donc pas ma surprise, un jour, de découvrir que si, en fait, ça avait été traduit.
Et attention, hein, c'est pas du p'tit lait : les deux romans réunis dans un gros volume à couverture rouge du meilleur effet, traduction par rien moins que Jacques Parsons (Le Cycle des Epées de Lieber, c'est lui), illustrations couleur de Philippe Caza (contributeur de Metal Hurlant, auteur d'une chiée de couvertures -notamment une superbe Jirel de Joiry- pour le Livre de Poche et, entre mille autres choses, designer sur le Gandahar de René Laloux ; il y reprend d'ailleurs le style utilisé pour la couverture de Galaxie #85 (1971), dédiée, déjà, à Jirel), tirage limité à 5500 exemplaires réservé aux membres d'un club...




Evidemment, j'ai tout de suite cherché à me procurer la chose. On en trouve sur Priceminister à des prix relativement compétitifs compte tenu de la rareté du machin.

Il m'a toutefois fallu m'y reprendre à deux fois pour enfin posséder la chose. A ma première tentative, j'ai failli m'étrangler en découvrant un pseudo mot d'excuse dedans, genre "je suis désolé, alors que je l'avais sorti pour vous l'envoyer mon fils de 4 ans a dessiné dessus". Une superbe, que dis-je, fantasmatique gribouillure AU FEUTRE noir barrait la belle couverture en travers de la flamme et maquillait le bas de l'objet en une espèce d'oeuvre pseudo-pop de mauvais étudiant en Arts. Rapidement, je négociais un renvois et recevait, quelques jours plus tard, un volume en parfait état.

L'intérieur, lui, m'a conquis d'entrée. Illustrations sublimes, noires et blanches teintées du roux de la chevelure de son héros, traduction impeccable, un bonheur. Evidemment, j'y retrouvais la patte de Parsons, avec des tournures adaptées sur un modèle assez proche de ses Lieber. Pour qui n'a jamais lu Page qu'en anglais, il peut être très étonnant de le voir traduit en français avec un lyrisme et une sensibilité très 60's. Je m'en doutais, les Tarzan de Parsons sont aussi très chantants, mais ça reste surprenant. La différence de genre joue aussi. Norvell Page, je le connais surtout sur du polar ou assimilé. Son écriture est riche en tension et en belles tournures mais reste assez sèche, très descriptive et pauvre en "ambiance". Ce côté assez froid est renforcé par l'usage d'un vocabulaire affecté au possible qui crée un décalage très marqué entre le rythme de l'action et le temps qu'on met à la lire. C'est ce qui fait tout l'intérêt de Page mais c'est aussi là, à mon sens, que se pose le problème majeur de la saga du Prêtre Jean : s'il s'accorde parfaitement avec le côté dandy du Spider, ce style ampoulé prend sur de la fantasy des airs lyriques un peu vains. Quoique... Tout reste une question de point de vue, et tout cela est peut-être bien volontaire : Wan Tengri apparait en effet très vite comme un personnage outrageusement omnicompétent, au point d'en toucher, déjà (on n'est qu'en 1939), à la parodie. Attention toutefois, on n'est pas dans les Novaria de Sprague de Camp et d'humour il n'est aucunement question. La parodie ne se fait que dans la tête du lecteur. Le récit est ainsi violent et aventureux comme comme toute bonne Conanerie de l'époque, foncièrement premier degré, mais il est impossible de ne pas tiquer devant les exploits de ce fougueux rouquin, verbeux et héroïque à l'excès. Il y a aussi derrière tout ça le spectre de cette arrière-pensée puritaine typique de la fiction américaine du début XXeme, où régnait la figure de l'alpha male inébranlable, dispenseur de la justice républicaine. Une image qui fait d'ailleurs tout le sel de la période et qu'on retrouve aussi bien chez Page que chez Burroughs et Lieber. Dans le cas présent, la chose est d'autant plus parlante que, je n'ai de cesse de le répéter, Parsons ayant aussi traduit Burroughs et Lieber, il y a une grande homogénéité de style dans ces parutions françaises.

Notez, au rayon des coïncidences amusantes, que les deux sagas fantasy, celle de Prester John et celle de Fafhr et du Souricier, sont apparues quasiment en même temps dans les numéros de l'été 1939 du magazine Unknown. The Flame Winds de Page à partir de juin, rejoint au mois d'août par le premier épisode de Two Sought Adventure de Lieber (nouvelle qui sera retitrée The Jewels in the Forest et publiée dans le deuxième volume des rééditions actuelles).
Autre découverte sympathique, Roy Thomas a adapté les deux romans de Page dans ses Conan. Flame Winds entre les #32 et 34 et Sons of the Bear God du 109 au 112.




Un rapide aparté qui me permet de glisser qu'à mes yeux, Howard, Burroughs et Page forment une espèce de sainte trinité du Pulp.
Si les deux premiers sont mondialement acclamés, Page fait partie de ses auteurs qu'on ne connait pas en France, et ce essentiellement parce qu'il écrivait principalement sous un pseudo collectif (Grant Stockbridge) des romans anonymes pour un personnage typiquement 'ricain.

Le Spider, c'est un des nombreux émules du Shadow, du justicier pré-Batman typiquement New-Yorkais de l'époque. En France, tout le monde s'en fout. Aux Etats-Unis, par contre, une fois débarrassé du pseudo éditorial derrière lequel on publiait le Spider, il est vite devenu un des auteurs de polar les plus connus. Il faut dire que Norvell Page était un grand malade, il écrivait comme une bête. A sa période la plus prolifique, il pouvait pondre quatre ou cinq romans du Spider par an et trouver le moyen de s'en faire deux ou trois originaux sur le côté. Une machine.

Du coup, on voyait de ses histoires un peu partout dans les magazines pulp et nombreuses de ses idées ont fait du chemin dans l'imaginaire collectif 'ricain de l'époque.
Par exemple, en décembre 1939 sortait un des numéros les plus connus et prisés du Spider, Satan's Murder Machines. Dedans, Page imaginait des robots radiocommandés meurtriers et dévaliseurs de banque. Deux ans plus tard, le 28 novembre 1941, débarque sur les écrans de cinéma le deuxième épisode du Superman des frères Fleisher, The Mechanical Monsters, avec exactement le même concept. Les Fleisher ne s'en sont d'ailleurs jamais caché. Ce robot très particulier est une vision qui est restée très vivace dans l'imaginaire retro-moderne. On revoit ce genre de robots dans Sky Captain and the World of Tomorrow, par exemple. Même Miyasaki y fait allusion dans Le Château dans le Ciel.
Et y a plein d'autres trucs géniaux dans les pages de Page (huhu). Toujours dans ses Spider, il a été imaginer une arme à mi chemin entre la radio et l'aimant pour faire "fondre" les structures métalliques des immeubles (The City Destroyer, 1935, de très loin mon épisode favori) ou carrément écrit sa version du nazisme dans une trilogie terrifiante (dite "Black Police trilogy", rééditée en 2009 sous le titre The Spider vs the Empire State, introuvable en France -et que vous trouverez parmi mes liens dans la colonne de droite-). Dans ces épisodes, New York devenait une sorte de prison hypertotalitaire soumise à une loin martiale délirante et surveillée par d'inquiétantes tours de guet... Si ça vous rappelle un film de John Carpenter avec Kurt Russell dedans, c'est normal.




De quoi réhabiliter un personnage qui, à en voir les illustrations de couvertures, n'est qu'une pâle copie du Shadow ? Oui... Et non. Tout à la fois. Celui qui sort réellement gagnant, c'est Norvell Page.

Le Spider, en lui même, est un personnage sans aucun intérêt. c'est vraiment une copie quasi carbone du Shadow (du Shadow de papier, s'entend, il y a aussi un Shadow de la radio, avec des pouvoirs psychique et hypnotiques qui pète carrément plus la classe). Ce qui fait du magazine The Spider un truc absolument dantesque, c'est la folie de son auteur. Il était un des rares à l'époque à décrire les dommages causés sur les vies des civils innocents par le combat de son héros. The City Destroyer est assez saisissant à ce niveau là, avec un niveau de destruction proprement hallucinant qui a prit, dans l'imaginaire américain, une force d'autant plus forte après les évènements du 11 septembre 2001 (car oui, l'Amérique a ressorti touuuuutes ses oeuvres de fictions où New York passait à l'as suite à ça comme une sorte de mémorial rétroactif un brin morbide... L'Amérique...)

Néanmoins, fidèle et intrépide lecteur, si tu comprends un brin l'anglais et que tu veux lire du Spider de qualité, je te conseille deux rééditions en fort beaux volumes : City of Doom et Robot Titans of Gotham par Baen Books, avec de superbes covers de Jim Steranko (le mec qui a mis du pop-art dans les comics Marvel). Chanceux tu seras, Robot Titans of Gothan contient Satan's Murder Machines et City of Doom doit son titre au City Destroyer.
(notez que les liens vous guiderons vers les grands formats brochés, c'est plus cher que la version poche, mais l'objet est plus joli et confortable -les volumes sont assez épais-. Perso, j'ai racheté les deux en broché après avoir trimballé City of Doom en petit format pendant des plombes)

Aussi, ce qu'il y a d'extrêmement intéressant avec ce personnage, c'est le nombre de "vies" qu'il a eu au fil du temps.
Parti du pulp, il y a eu un serial en 1938 où le personnage se retrouvait vêtu d'un étrange costume kitsch à souhait. Dernièrement Dynamite a ressorti ce costume pour un nouveau comics.
Rayon comics, justement, le Spider a eu droit à plusieurs séries chez Moonstone Books dans les années 2000. Moonstone avait ceci d'intéressant que ce n'était pas un vrai éditeur de comics à la base (ils ont commencé en publiant des rééditions du Phantom, un autre héros des 30's de l'awesome, mais qui vient des daily strips des journaux, lui), aussi ils ont ajouté à leur collection des adaptations en graphic novels "cinémascope" de certains épisodes de Page (dont, encore une fois, Satan's Murder Machines, retitré The Iron Man War) et deux (je crois) recueils de nouvelles totalement inédites par une jolie collection d'auteurs. Ce qu'il y avait de cool avec le Spider de Moonstone, c'est qu'ils avaient repris quasi à la lettre le look des covers du pulp (qui, pour la petit histoire, étaient volontairement "Shadowisées" pour l'effet marketing, en dépit du texte : les descriptions de Page font du déguisement du Spider un personnage certes capé et chapeauté, mais surtout bossu et difforme). Chez Moonstone, ils sont allés à fond sur l'image de vampire que les artistes de couverture des 30's utilisaient. Pour ne citer qu'elle, la version de Dan Brereton (cover artist sur le comics de Moonstone) est superbe.
Ma version favorite, néanmoins (en dehors de l'originale de Page, s'entend), c'est une adaptation futuriste aux accents retro-cyberpunks assez surprenants par l'inimitable Tim Truman.




Je pourrais en rajouter, notamment sur les rééditions de la lose des 70's, parler du travail de Page en tant qu'éditeur, de l'impact de Wan Tengri sur la fantasy moderne (Lyon Sprague de Camp en fait un des papes), mais nous en resterons là.
Aussi concluons, si vous le voulez bien : lisez Norvell Wordsworth Page.