vendredi 17 août 2018

The Pre-Tolkien Fantasy Challenge

Having originated from an english thread of blog posts, the present article is also avalaible in english.

Le 10 août, Alexandru Constantin, sur son augustement nommé Barbarian Book Club, a eu la drôle d'idée de lancer le Pre-Tolkien Challenge au milieu de l'informelle communauté de lecteurs-blogueurs du net à slip de fourrure. Et ça a fusé... J'ai découvert l'existence de cette opération sur le blog de Fletcher Vredenburgh, un des auteurs de Black Gate, lui-même l'ayant appris par le biais de celui de Keith West, un des auteurs d'Amazing Stories... Comme une communauté de lecteurs-blogueurs ça cherche toujours une raison pour lire et écrire un truc ou deux, et que la fantasy pré-Tolkien et tout le pulp qui va avec c'est complètement mon rayon, j'ai plongé. (Avec un poil de hasard, je suis même le premier non-anglophone à poster à ce propos.)

Mais donc, ce Pre-Tolkien Challenge, comment ça marche ?
Tout d'abord, le nom entier est "Pre-Tolkien Short Story Challenge". Ensuite, tout simplement, l'idée est de sélectionner trois récits (de fantasy, bien entendu) publiés avant la sortie initiale du Seigneur des Anneaux en 1954, et de proposer un petit compte-rendu sur la chose en s'appuyant sur les rapports (ou absences de) pouvant être faits avec l'oeuvre du papa de Gollum, sans oublier d'abondamment citer les sources chez lesquelles ont peut lire les textes en question.
Et bien évidemment, de partager le challenge ; ainsi, blogueurs de tous bords,  je vous encourage vivement à prendre la balle au rebond et, vous aussi, à partager trois récits courts d'avant Jean-Renaud-Réuel le Téméraire.


C'est d'autant plus rigolo à faire que ma base en fantasy c'est quand même Beowulf, et j'ai déjà expliqué comme Le Hobbit c'est Beowulf. En fait, je suis carrément dans le cas inverse de l'idée du challenge, qui est pensé pour présenter quelques oeuvre de la jeune fantasy d'avant 1954 à un lecteur circonspect ; moi, je ne m'intéresse très précisément pas ou presque pas à ce qui est paru après 1954. Tolkien, c'est la haute fantasy, mais avant ça, y a plein de trucs, et pas seulement des romans médiévaux et des contes de fées. Des romans comme Gulliver, par exemple, s'inscrivent parfaitement dans ce que deviendra ce courant - à ceci près qu'on induit dans le terme fantasy la notion d'un monde ancien totalement différent de nos sociétés modernes, et le héros de Jonathan Swift lui est pleinement contemporain (selon cette logique, Homère et Shakespeare écriraient eux-aussi de la fantasy).
Mais même sans remonter aussi loin, la fantasy "moderne" n'a pas attendu Frodo et ses potes. Elle date(rait) sensiblement de la fin du XIXème siècle, sous l'impulsion de vieux britons comme George McDonald, Lord Dunsany ou William Morris (voire Walter Scott, et n'oublions pas non plus les explorateurs d'Henry Rider Haggard). Au début du XXème, des bouquins comme Peter Pan ou Le Magicien d'Oz popularisent ces récits médiévaux-fantastiques auprès du jeune public ; la sword & sorcery de Conan et de Fritz Leiber, ce n'est qu'un tout petit bout du panel de récits à disposition des lecteurs. Citons aussi T.H. White, dont Disney adaptera son Merlin l'enchanteur, et dans le genre sword & planet cher à Edgar Rice Burroughs, on pourra aller chercher du côté de Leigh Bracket et Otis Kline.
Or donc, tout ça c'est bien gentil, mais mes trois histoires ?
Je les ai choisies en fonction de divergences particulières avec l'oeuvre de Tolkien, qu'il s'agisse du point d'entrée du récit, de son univers même ou de méthodes de travail différentes - j'ose en ça espérer proposer un éventail assez large et surtout aux dissemblances assez facilement identifiables pour ne pas avoir besoin de trop approfondir et de plutôt vous donner envie de lire.
Maintenant, le mot important du challenge étant "short stories", vers quels auteurs se tourner ?
C'est quelque-chose d'assez particulier quand la production fantasy moderne (précisément post-Tolkien) semble n'être composée que d'immenses cycles de tri/penta/decalogies suivies, mais l'exercice de la nouvelle était pour ainsi dire la norme au début du XXème siècle (les formats périodiques de l'époque n'étaient pas vraiment propices aux longues sagas), et parmi les stars du pulp, on a l'embarras du choix. J'ai toutefois voulu faire une sélection relativement originale et surprenante, autant dans les noms que dans les thèmes ; j'ai ainsi pris soin d'éviter les classiques des origines comme Dunsany ou Morris qui sont sûrs de figurer dans les listes d'autres blogueurs, d'esquiver les inévitables Bob Howard et Klarkash-ton, et de mettre aussi de côté Catherine Moore, parce que Jirel de Joiry mérite (et aura, un jour) son propre article.
Alors....

Alors Abraham Merritt ! Un nom qui devrait sonner comme une évidence aux oreilles de tout amateur de lectures de l'imaginaire.
Pendant longtemps, sa Nef d'Ishtar fut connue comme le premier vrai grand succès de "fantasy", au sens "noble" et identifié, pas juste un conte semi-médiéval (ce qui est particulièrement intéressant car La Nef d'Ishtar ne tire précisément pas son inspiration du moyen-âge mais de l'antiquité grecque). Oui, mais La Nef d'Ishtar, ça fait 600 pages (j'exagère, 250 environ), c'est un roman. Chanceux nous sommes, Merritt a aussi abondamment oeuvré dans le registre de la nouvelle ; il y est souvent poétique, ses héros sont perdus et ses créatures éthérées, à mi-chemin entre notre réalité et un rêve diffus. Et la première à avoir été publiée est celle dont il est question ici : La Porte des dragons (Through the Dragon Glass, 1917), récit rapporté d'un voyage extraordinaire au delà du miroir d'une légende chinoise, courte et confuse visite mâtinée de réincarnation, de bêtes mythiques et de l'incrédulité compatissante du témoin qui nous en fait écho. Pas d'épées ni de sorciers ici, du moins pas directement (on leur préfère une littérale présence divine), mais on y trouve, en compagnie de lourdes allusions à l'épisode d'Ulysse et des sirènes ou à la fuite du Jardin d'Eden, l'un des poncifs les plus prégnants de la fantasy des origines ; celui qui envoie son protagoniste dans un autre monde que le sien (c'est la base des récits d'Edgar Rice Burroughs, qui s'avouait franc admirateur de Rider Haggard et Lord Dunsany, et vous aurez vous-même fait le parallèle avec Oz, Wonderland et Neverland). On retrouvera d'ailleurs ce thème dans La Nef d'Ishtar et dans la quasi totalité de la bibliographie de Merritt : du Gouffre de la Lune au Visage dans l'abîme, des Etres de l'abîme aux Habitants du mirage, tous ses héros sont des hommes transportés. Ils deviennent alors nos yeux et nous découvrons à leur rythme (et selon leur biais) un univers inconnu.
La Porte des dragons étant un récit encadré, conté à travers deux filtres, on tire fatalement plus vers Les Chiens de Tindalos que Sigurd et Gudrún, mais très précisément, on est en 1917, onze ans avant Cthulhu (Lovecraft était d'ailleurs ouvertement fan du monsieur) et vingt avant Bilbo, et quoi qu'en dise la longue liste de précurseurs que j'ai balancée en intro, il reste encore des tas de Portes des dragons à franchir et de territoires à découvrir. Et ça tombe bien, car Merritt, auteur prolifique, avait un paquet de fixettes (l'explorateur à la recherche de civilisations disparues, les forces occultes, la survivance du passé et de ses (sombres) savoirs, l'affrontement de la Lumière et des Ténèbres - merci à François Truchaud pour la formulation) qui inspirèrent un paquet d'écrivains.
Publiée initialement dans All-Story Weekly en novembre 1917, la nouvelle a été traduite pour le premier numéro de la revue Antarès, en 1981, et n'a été rééditée qu'une fois, au programme de La Femme du bois, recueil des nouvelles de Merritt chez NéO en 1984. Tristement, ces deux publications sont particulièrement compliquées à dénicher (et chères), mais si vous lisez l'anglais, les écrits de Merritt sont depuis quelques années tombés dans le domaine public aux Etats-Unis et vous pouvez lire Through the Dragon Glass gratuitement sur Gutenberg.

Vous voulez le gars qui fait le lien entre Robert E. Howard et J.R.R. Tolkien ? Il s'appelle Lyon Sprague de Camp. Figure sujette a forte controverse dans les cercles instruits, "Sprague", comme il préférait être appelé, est plus volontiers présenté comme éditeur, s'étant chargé de remettre le tout Conan sur les étals à la fin des années 60, posant les bases de la popularité actuelle du personnage (probablement même du genre heroic fantasy tout entier), et retouchant et complétant au passage les textes originaux et la quasi totalité des inachevés d'Howard avec son compère Lin Carter. C'est à la fois très cool et pas très propre et ça lui vaut l'ire (justifiée) de toute une branche de lecteurs, mais ça occulte aussi un peu trop rapidement le fait qu'il ait été un auteur particulièrement prolifique de son plein droit, sa carrière courant de 1937 à 1996.
A l'image de son travail éditorial, il est avant-tout connu pour ses pastiches d'aventures howardiennes aux accent irrémédiablement pulp, publiées à contre-courant en plein âge d'or de la science-fiction, à l'image de celle qui nous intéresse ici : L'Oeil de Tandyla (The Eye of Tandyla, 1951). Elle fait partie de son "cycle pusadien" (une traduction totalement empirique car ce cycle n'existe pas en français, cette nouvelle étant son unique représentant à avoir été traduit), fortement basé sur l'âge hyborien, et en tire pratiquement la quintessence. Non que Sprague soit un écrivain particulièrement doué (même si De Peur que les ténèbres reste un monument de la fantasy post-Deuxième Guerre), plutôt qu'il ait parfaitement compris et assimilé ce qui faisait le succès des histoires qui lui ont donné envie d'écrire. L'Oeil de Tandyla est fun (pas parodique ni humoristique, pas confondre), une aventure au rythme enlevé et dont le scénario est volontairement limité, servant essentiellement à lier toute une série de péripéties hautes en couleur. Le désert y est omniprésent, les temples au style moyen-oriental également, et on baigne dans cette pseudo-antiquité mésopotamisante aux divinités aux noms imprononçables qui faisait le sel des récits de sword and sorcery.
Alors que j'ai décidé de m'handicaper moi-même en m'interdisant de citer les grands noms de Weird Tales, Sprague se fait anachronique, proposant trois ans à peine avant le Seigneur des Anneaux (et il continuera après, avec le Cycle de Novaria dans les années 60-70) un récit comme on en faisait deux décennies plus tôt, simple et débridé, sur le ton de l'anecdote. Je pense ne pas avoir besoin d'expliquer plus en avant en quoi cette fantasy est fondamentalement différente de celle de Tolkien, mais si j'ajoute que Sprague, ingénieur de formation et avide vulgarisateur, travaillait à créer ses mondes de manière analytique pour "en retirer toutes les imperfections", s'appuyant sur de réelles recherches géographiques et anthropologiques (voir son étude Lost Continent, en 1954, où il décortique le mythe de l'Atlantide et qui rassemble justement ses travaux préparatoires pour le cycle pusadien), la démarche entreprise n'est pourtant pas si éloignée que ça...
Après sa première publication dans le numéro de mai 1951 de Fantastic Adventures, L'Oeil de Tandyla a été compilé dans de nombreuses anthologies. Une seule est parvenue en France : Le Temps sauvage (Time Untamed, 1967, sous la direction d'Isaac Asimov), dans la collection Marabout Science-Fiction, en 1971.

Et enfin, un français. Pas par chauvinisme, oh non, il y a un réel intérêt là dedans. Certes, ayant exploré l'identité d'un pulp francophone, il était évident que j'avais quelques exemples de bruit et de fureur dans la manche, mais il faut aussi savoir qu'en France, car cela échappe souvent aux jeunes générations qui ont mangé les adaptations cinématographiques au petit dej' de leur exploration culturelle, Tolkien n'a pas été traduit avant le tournant des années 70 (1969 pour Le Hobbit, et 1972-73 pour Le Seigneur des Anneaux, très précisément).
Pas question pour autant de tricher sur les dates et de citer une hypothétique nouvelle de fantasy française datant des Trente Glorieuses (je n'en connais très sincèrement aucune, si vous avez des conseils...), et si l'on reste dans l'avant-guerre de la fiction hexagonale, J.H. Rosny aîné et ses hommes préhistoriques sont largement en tête de ma liste. Dans l'idée d'une histoire fantastique, je me suis porté vers Le Félin géant (1918), récit un peu fou d'apprivoisement impossible et de guerre des clans évolutionniste, plutôt que La Guerre du feu (dont il reprend un des thèmes) ou Helgvor du fleuve bleu (qui m'a toujours fait penser à une histoire de Rahan, pour une raison qui m'échappe). Notez par ailleurs que si La Porte des dragons plafonne à 16 pages et que la L'Oeil de Tandyla en fait un peu moins du double, Le Félin géant est considérablement plus gros, entrant gaiement dans la catégorie du roman court avec ses 140 pages.
L'oeuvre de Rosny a ceci de particulier qu'elle traverse fantasy, fantastique et science-fiction au cours d'une longue progression qui se veut évoquer quelques centaines de milliers d'années d'histoire de l'humanité. Il serait, partant de ce postulat, aisé de faire le parallèle avec le long développement de la Terre du milieu et de ses Âges chez Tolkien, mais là où le papa de Bilbo y effectuait un travail de recherche linguistique et littéraire (et Sprague s'efforçait de "scientiser" des théories fictionnelles), la démarche de Rosny est historique (notez l'italique). Ses héros préhistoriques se veulent en effet au plus près des connaissances qu'on avait alors des modes de vie paléolithiques (La Guerre du feu n'a pas été au programme d'histoire des écoles primaires pendant soixante ans par hasard). Narrativement, c'est un petit détail (car Rosny invente bien évidemment 100% de ce qu'il conte), mais d'un point de vue éditorial, c'est capital. En fait, le paysage fantasy français sera composé presque totalement de romans "historiques" (Le Capitan, Les PardaillanL'Homme au masque de fer, tous dérivatifs du format sériel des périodiques et des romans populaires du XIXème) jusqu'au milieu des années 70, et le "merveilleux fantastique" sera réservé aux publications jeunesse (la collection Père Castor en 1931 ou Les Contes du chat perché en 1937, par exemple). Marc Duveau, dans ses préfaces de L'Epopée fantastique, attribue la situation aux Lumières tournant au ridicule les vieux récits médiévaux au travers de livres comme Candide ou Pantagruel, cimentant l'image de la fiction française comme "cartésienne". Ainsi Conan, pour ne citer que lui, ne sera traduit qu'en 1980, et il est particulièrement amusant de chercher des listes et top10 de fantasy francophone sur le net, découvrant dans la pratique même de ses lecteurs que le genre n'existe dans l'hexagone que depuis une trentaine d'années, marqué par des auteurs comme Pierre Bottero, Jean-Philippe Jaworski ou Serge Brussolo, tous nés après le Livre de Poche (qui sera précisément l'outil de l'émancipation du roman "de genre"). Tout simplement, le roman préhistorique a tenu en France la même place que la sword & sorcery aux Etats-Unis : une fiction barbare, mythologique et fantastique précédant une explosion plus "médiévale", absorbant contes et légendes dans un nouveau type de récit.
Paru à l'origine sous forme de feuilleton dans la revue Lecture pour tous, Le Félin géant a été réédité a de multiples reprises, la première fois en 1920 par Plon et la dernière dans la collection Rouge et Or de D.P. en 1980. Depuis, il est tombé dans le domaine public et est surtout compilé dans les nombreuses anthologies dédiées à Rosny, notamment dans la collection Bouquins de Robert Laffont (Romans préhistoriques, en 1985). Vous pouvez également le lire en ligne gratuitement (et superbement illustré).


Pour les curieux et les affamés, je ne résiste pas à l'envie de vous proposer un peu de rab. Tout d'abord, je ne saurais que trop vous recommander de lire tous les titres de Merritt que j'ai énuméré, mais si la question du "héros transporté" vous intrigue, remontez à la source avec la saga John Carter d'Edgar Rice Burrough, lisez De Peur que les ténèbres de Lyon Sprague de Camp que je cite à la volée (l'histoire d'un archéologue américain transporté dans la Rome antique en pleines invasions barbares), ou fouillez dans les trois volumes des Meilleurs récits de Weird Tales de Jacques Sadoul ; et si vous désirez découvrir le côté plus poétique et pro-nature (un point commun avec Tolkien, ça) de Merritt, lisez La Femme du bois. Si l'anthologie Le Temps sauvage vous est pénible à trouver, reportez-vous sur les plus ou moins récentes intégrales de Robert E. Howard (surtout Conan le Cimmerien et Kull le roi Atlante, chez Bragelonne) et Clark Ashton Smith (chez Mnémos) dont j'ai déjà abondamment parlé, ou sur Le Cycle des épées (ou Cycle de Lankhmar selon les traductions) de Fritz Leiber, contemporain de Sprague qui lui aussi s'amusait à publier de la sword and sorcery à contre-temps (il est d'ailleurs celui à qui on doit le terme et est considéré comme l'un des rénovateurs du style, avec Michael Moorcock). Enfin, pour ce qui est des héros préhistoriques, on sort de la période pré-Tolkien (ça date de 1973), mais si vous n'avez jamais lu (ou vu) Rahan, vous n'avez absolument aucune excuse ; lâchez tout ce que vous faites, maintenant, immédiatement, et foncez lire (ou voir) ça. Ou plein d'autres trucs dont j'ai déjà parlé.

lundi 6 août 2018

Black Mask, l'improbable retour



En 2013, Open Road Media publiait la vidéo que vous pouvez regarder ici à l'occasion de la publication d'anthologies de nouvelles issues de Black Mask, pulp auquel on doit l'invention du polar à l'américaine, le hardboiled. En 2016, les droits du magazine, ainsi que tous ses copyrights et propriétés intellectuelles, étaient acquis par Steeger Properties, avant qu'à l'automne de cette même année, Black Mask ne réapparaisse avec l'aide d'Altus Press, au format d'origine, avec des inédits et des rééditions. Et l'internet du pulp a exulté.
Mais c'est quoi, Black Mask, exactement ? Et pourquoi est-ce si important, au milieu des Weird Tales, des Amazing Stories (qui vient de réussir son Kickstarter) et des centaines d'autres postulants qui ont vivoté d'une manière ou d'une autre depuis la fin des années trente, que ce soit celui-là qui renaisse ?

La couverture du premier Black Mask nouveau, à l'automne 2016

J'ai lu mes premières nouvelles du magazine dans The Black Lizard Big Book of Black Mask Stories (à vos souhaits) de 2010, découvrant via les superbes introductions d'Otto Penzler ("le" éditeur de mystery fiction aux US) et Keith Alan Deutsch (plus ou moins le Patrice Louinet de Black Mask) un bout de l'histoire derrière les "pulps detectives" (un genre que je n'avais jusqu'alors exploré qu'au travers de ses inévitables héros masqués, notamment le duo Shadow/Spider, et un certain Black Bat qui, contrairement à ce que son nom laisse penser, est l'inspiration de Daredevil), et aussi qu'un paquet de noms que la modernité tient en profonde estime comme Dashiell Hammett, avaient fait l'essentiel de leurs carrières dans ses pages (la version originale -car il fut lourdement retouché pour la publication reliée que l'on connait- du Faucon Maltais est d'ailleurs au programme du Big Book).
Black Mask, c'est tout simplement l'acte de naissance du polar. Les américains appellent ça "hardboiled". Le hardboiled, c'est le western moderne d'MC Solaar, un roman de chevalerie urbaine made in USA ; c'est la préhistoire de Dirty Harry, mais c'est aussi ce qui, arrangé par quelques années, un voyage en France et une guerre mondiale, a donné naissance au noir dans les années 40. C'est également le type de récits au travers duquel on va commencer à parler de "paralittérature" et de "genre", notamment dans les cercles intellectuels français (le terme "roman noir" apparaît pour la première fois en 1944 et Gallimard crée la collection Série Noire en 1945 - rappelons que si l'Amérique est communément vue comme une terre de science-fiction et l'Angleterre comme celle des elfes et des fées, la France est le pays du roman policier) et à les penser au sens (plus ou moins) noble, par opposition à la littérature de gare. Pour l'anecdote, Black Mask fut aussi le titre de travail du Pulp Fiction de Tarantino, et c'est aussi l'une des raisons qui font que ça me rend complètement fou quand on dit que Pulp Fiction c'est du pulp - parce que c'en est pas.

Black Mask est né en 1920, son premier numéro étant publié en avril par le duo H.L. Mencken et George Jean Nathan, respectivement journaliste et critique littéraire désireux d'offrir une publication "support" au prestigieux The Smart Set, magazine dédié à des genres plus nobles et dont l'une des particularités était de proposer une courte pièce de théâtre à chaque numéro. L'idée des deux compères étaient tout simplement d'offrir à Monsieur une lecture plus épicée (les premiers numéros n'étaient d'ailleurs pas exclusivement dédiées au polar, l'accroche -qui changera souvent par la suite- annonçant fièrement "An Illustrated Magazine of Detective Mystery, Adventure, Romance, and Spiritualism") pendant que Madame se régalerait de son plus élégant grand frère.
Toutefois, s'ils sont à l'origine l'existence du magazine, c'est à un éditeur plus tardif, Philip C. Cody, entre 1924 et 1926, qu'on doit le Black Mask. Cody avait une certaine expérience dans le marché du kiosque, ayant été le superviseur des publications Warner et de quelques magazines "mass-market" (l'équivalent de nos torchons actuels à 1€ pour 150pages de pub) pendant quelques années. Il donna au pulp de Mencken et Nathan un ton plus sensationnaliste, ciblant parfaitement la démographie de son journal (plus jeune et plus exigeante que prévue) et sélectionnant histoires et illustrations en fonction. Les récits devinrent plus longs, leurs intrigues plus détaillées, et leur imagerie plus ouvertement sexuée et violente (l'accroche évoluera alors d'un verbeux "A Magazine of Unusual Romance and Detective Stories" à un minimaliste "Detective, Western, Stories of action" - et cinquante autres combinaisons du genre). Plus pulp, quoi.
L'intérieur de couverture affichait même clairement son mode d'emploi :
"Les éditeurs ont essayé de produire le magazine le plus inhabituel d'Amérique. Chaque histoire est créée pour vous laisser une impression forte, finie. Mais pour découvrir cet effet et l'apprécier dans son entièreté vous ne devez surtout pas les lire de la manière dont vous lisez probablement les autres. Si vous passez rapidement au travers des pages vous perdrez la richesse des environnements et des détails. Si vous lisez les premiers paragraphes et sautez directement à la fin, vous vous spolierez. Notre but est de vous divertir - de vous enlever à la triste routine de la vie quotidienne. Black Mask ne prétend pas adhérer au traditionnel "happy ending". Ses intrigues sont non-conventionnelles. Leurs fins sont toujours surprenantes, extraordinaires, jamais stéréotypées. Vous volez votre propre plaisir en les lisant par le mauvais bout."
(Traduction littérale et à l'arrache du numéro d'octobre 1922)


Sous cette forme plus crue, Black Mask devint la publication la plus populaire du secteur policier, et si ses plus grands auteurs, qui compteront Dashiell Hammett mais aussi Raymond Chandler (Le Grand sommeil, Le Dahlia bleu, plusieurs films d'Hitchcock), Erle Stanley Gardner (le papa de Perry Mason) ou Norvell W. Page (of The Spider fame), n'arriveront qu'avec le successeur de Cody, Joseph "Cap" Shaw à la fin des années 20, le hardboiled est déjà la raison de sa renommée chez les lecteurs. (Trivia amusant, Dashiell Hammett conversait dès 1923 avec les lecteurs du magazine, ayant publié sa première nouvelle -une course poursuite de trois pages- en décembre 1922 sous le pseudonyme Peter Collinson.)

Attribuée à Carroll John Daly, avec The False Burton Combs dans ce même numéro de décembre 1922, la création du hardboiled repose sur les bases classiques de la littérature nord-américaine : le crime, la liberté, les flingues, et la justice rétributive.
Mais point de héros blancs comme neige ici. Le détective privé, figure emblématique, y est un observateur cynique et pessimiste d'une société corrompue, et l'attrait durable de Philip Marlowe (personnage principal des histoires de Raymond Chandler, qui sera notamment interprété par Humphrey Bogart dans la première adaptation du Grand sommeil) et d'autres durs à cuire comme le Sam Spade d'Hammett ou le plus tardif Mike Hammer de Mickey Spillane, tient dans leur idéalisme terni. Le héros hardboiled est à la croisée des chemins entre le chapeau blanc de Tom Mix, la star des premiers westerns, et le fedora des gangsters d'une prohibition qui bat son plein ; ni hors-la-loi ni policier, mais pleinement justicier. Un chevalier des temps modernes, disais-je. Et comme tant de héros pulp, il rumine. Sous des dehors de bagarreur cynique, fripé et imbibé, il philosophe et se perd souvent dans ses pensées, joue aux échecs, lis de la poésie et écoute de l'opéra. Il a surtout en horreur la corruption généralisée de la société, des politiciens et des policiers. C'est son sens moral qui le guide, on n'est pas chez Frank Miller, et il ne cède jamais à la tentation, ni celle des gangsters qu'il pourchasse, ni celle des inévitables femmes fatales qui l'engagent (l'une des particularité de ce type de fiction étant même d'être la seule à l'époque à placer des armes dans les mains de personnages féminins).
L'éditorial de Marcel Duhamel pour sa Série Noire s'en fait parfaitement écho :
"Que le lecteur non prévenu se méfie : les volumes de la Série noire ne peuvent pas sans danger être mis entre toutes les mains. L'amateur d'énigmes à la Sherlock Holmes n'y trouvera pas souvent son compte [...] On y voit des policiers plus corrompus que les malfaiteurs qu'ils poursuivent. Le détective sympathique ne résout pas toujours le mystère. Parfois, il n'y a pas de mystère. Et quelquefois pas de détective du tout...Mais alors. Alors, il reste de l'action, de l'angoisse, de la violence."
Notez que c'est également précisément là qu'on tient la grande différence entre le hardboiled américain et le noir européen : on considère généralement que la différence entre les deux genres tient à son protagoniste, un immuable privé pour l'un, et plus facilement une victime, un témoin ou carrément même le criminel lui-même pour l'autre. La différence est d'autant plus palpable de nos jours dans les romans d'Elmore Leonard (le papa de Raylan Givens), Lee Child (celui de Jack Reacher) ou l'inévitable James Ellroy (L.A. Confidential, Le Dahlia noir), par exemple.

Et puis, il y a ce caractère dont j'ai déjà parlé tant et plus, ce "truc" typiquement pulp et qui n'existera nulle part ailleurs, bien souvent dicté par les nécessités éditoriales (la publication en plusieurs parties nécessitant les fameux "cliffhangers" de fin de chapitre, et les lignes et visions particulières de chaque magazine et éditeur).
C'est d'ailleurs précisément ce qui causa la chute du système. Black Mask atteignit ainsi ses pics de vente au cours des années 30, avant que l'intérêt pour les enclumes de 200pages à 20cents imprimées sur une parodie de papier ne diminue progressivement (et très rapidement) en faveur de la radio, du cinéma, et des comics, les trois ayant en commun d'avoir justement adapté les héros des pulps à leurs formats.
Et vous avez là la réponse à ma deuxième question. Désormais, quand on vous demandera pourquoi le retour de Black Mask est si important, vous pourrez répondre que sans lui (et ses milliers de rejetons), vos séries télé favorites n'existeraient pas.

(Extrait d')illustration pour Murder A.W.O.L. par Rafael De Soto (1944)

Black Mask fut l'un des derniers dinosaures du pulp, stoppant sa publication en 1951, sous la direction (anonyme) d'Harry Steiger, ancien éditeur d'Horror Stories et Terror Tales et alors en charge de Dell Comics. En 1985, une première tentative de retour avait été entamée sous le nom "The New Black Mask", attirant des auteurs comme James Ellroy ou Michael Collins (créateur de Dan Fortune, un privé manchot fortement inspiré par le héros du Bad Day at Black Rock de John Sturges, littéral western se déroulant en 1945) mais ne rencontrant que peu de succès. Avant, donc, finalement, de revoir à nouveau la lumière grâce à l'étrangeté d'internet. Combien de temps durera cette incarnation, seul l'avenir le dira, mais vu le succès des récentes nécromancies d'Altus Press (les Wild Adventures of Doc Savage, Tarzan et maintenant The Spider de Will Murray, notamment), j'ai bon espoir.


Pour s'offrir un bout d'histoire rétroactive (en magazine et en numérique), c'est chez Altus Press que ça se passe.
Les curieux peuvent également lire de vieux scans de Black Mask sur le Pulp Magazine Project.