Le 10 août, Alexandru Constantin, sur son augustement nommé Barbarian Book Club, a eu la drôle d'idée de lancer le Pre-Tolkien Challenge au milieu de l'informelle communauté de lecteurs-blogueurs du net à slip de fourrure. Et ça a fusé... J'ai découvert l'existence de cette opération sur le blog de Fletcher Vredenburgh, un des auteurs de Black Gate, lui-même l'ayant appris par le biais de celui de Keith West, un des auteurs d'Amazing Stories... Comme une communauté de lecteurs-blogueurs ça cherche toujours une raison pour lire et écrire un truc ou deux, et que la fantasy pré-Tolkien et tout le pulp qui va avec c'est complètement mon rayon, j'ai plongé. (Avec un poil de hasard, je suis même le premier non-anglophone à poster à ce propos.)
Mais donc, ce Pre-Tolkien Challenge, comment ça marche ?
Tout d'abord, le nom entier est "Pre-Tolkien Short Story Challenge". Ensuite, tout simplement, l'idée est de sélectionner trois récits (de fantasy, bien entendu) publiés avant la sortie initiale du Seigneur des Anneaux en 1954, et de proposer un petit compte-rendu sur la chose en s'appuyant sur les rapports (ou absences de) pouvant être faits avec l'oeuvre du papa de Gollum, sans oublier d'abondamment citer les sources chez lesquelles ont peut lire les textes en question.
Et bien évidemment, de partager le challenge ; ainsi, blogueurs de tous bords, je vous encourage vivement à prendre la balle au rebond et, vous aussi, à partager trois récits courts d'avant Jean-Renaud-Réuel le Téméraire.
C'est d'autant plus rigolo à faire que ma base en fantasy c'est quand même Beowulf, et j'ai déjà expliqué comme Le Hobbit c'est Beowulf. En fait, je suis carrément dans le cas inverse de l'idée du challenge, qui est pensé pour présenter quelques oeuvre de la jeune fantasy d'avant 1954 à un lecteur circonspect ; moi, je ne m'intéresse très précisément pas ou presque pas à ce qui est paru après 1954. Tolkien, c'est la haute fantasy, mais avant ça, y a plein de trucs, et pas seulement des romans médiévaux et des contes de fées. Des romans comme Gulliver, par exemple, s'inscrivent parfaitement dans ce que deviendra ce courant - à ceci près qu'on induit dans le terme fantasy la notion d'un monde ancien totalement différent de nos sociétés modernes, et le héros de Jonathan Swift lui est pleinement contemporain (selon cette logique, Homère et Shakespeare écriraient eux-aussi de la fantasy).
Mais même sans remonter aussi loin, la fantasy "moderne" n'a pas attendu Frodo et ses potes. Elle date(rait) sensiblement de la fin du XIXème siècle, sous l'impulsion de vieux britons comme George McDonald, Lord Dunsany ou William Morris (voire Walter Scott, et n'oublions pas non plus les explorateurs d'Henry Rider Haggard). Au début du XXème, des bouquins comme Peter Pan ou Le Magicien d'Oz popularisent ces récits médiévaux-fantastiques auprès du jeune public ; la sword & sorcery de Conan et de Fritz Leiber, ce n'est qu'un tout petit bout du panel de récits à disposition des lecteurs. Citons aussi T.H. White, dont Disney adaptera son Merlin l'enchanteur, et dans le genre sword & planet cher à Edgar Rice Burroughs, on pourra aller chercher du côté de Leigh Bracket et Otis Kline.
Or donc, tout ça c'est bien gentil, mais mes trois histoires ?
Je les ai choisies en fonction de divergences particulières avec l'oeuvre de Tolkien, qu'il s'agisse du point d'entrée du récit, de son univers même ou de méthodes de travail différentes - j'ose en ça espérer proposer un éventail assez large et surtout aux dissemblances assez facilement identifiables pour ne pas avoir besoin de trop approfondir et de plutôt vous donner envie de lire.
Maintenant, le mot important du challenge étant "short stories", vers quels auteurs se tourner ?
C'est quelque-chose d'assez particulier quand la production fantasy moderne (précisément post-Tolkien) semble n'être composée que d'immenses cycles de tri/penta/decalogies suivies, mais l'exercice de la nouvelle était pour ainsi dire la norme au début du XXème siècle (les formats périodiques de l'époque n'étaient pas vraiment propices aux longues sagas), et parmi les stars du pulp, on a l'embarras du choix. J'ai toutefois voulu faire une sélection relativement originale et surprenante, autant dans les noms que dans les thèmes ; j'ai ainsi pris soin d'éviter les classiques des origines comme Dunsany ou Morris qui sont sûrs de figurer dans les listes d'autres blogueurs, d'esquiver les inévitables Bob Howard et Klarkash-ton, et de mettre aussi de côté Catherine Moore, parce que Jirel de Joiry mérite (et aura, un jour) son propre article.
Alors....
Pendant longtemps, sa Nef d'Ishtar fut connue comme le premier vrai grand succès de "fantasy", au sens "noble" et identifié, pas juste un conte semi-médiéval (ce qui est particulièrement intéressant car La Nef d'Ishtar ne tire précisément pas son inspiration du moyen-âge mais de l'antiquité grecque). Oui, mais La Nef d'Ishtar, ça fait 600 pages (j'exagère, 250 environ), c'est un roman. Chanceux nous sommes, Merritt a aussi abondamment oeuvré dans le registre de la nouvelle ; il y est souvent poétique, ses héros sont perdus et ses créatures éthérées, à mi-chemin entre notre réalité et un rêve diffus. Et la première à avoir été publiée est celle dont il est question ici : La Porte des dragons (Through the Dragon Glass, 1917), récit rapporté d'un voyage extraordinaire au delà du miroir d'une légende chinoise, courte et confuse visite mâtinée de réincarnation, de bêtes mythiques et de l'incrédulité compatissante du témoin qui nous en fait écho. Pas d'épées ni de sorciers ici, du moins pas directement (on leur préfère une littérale présence divine), mais on y trouve, en compagnie de lourdes allusions à l'épisode d'Ulysse et des sirènes ou à la fuite du Jardin d'Eden, l'un des poncifs les plus prégnants de la fantasy des origines ; celui qui envoie son protagoniste dans un autre monde que le sien (c'est la base des récits d'Edgar Rice Burroughs, qui s'avouait franc admirateur de Rider Haggard et Lord Dunsany, et vous aurez vous-même fait le parallèle avec Oz, Wonderland et Neverland). On retrouvera d'ailleurs ce thème dans La Nef d'Ishtar et dans la quasi totalité de la bibliographie de Merritt : du Gouffre de la Lune au Visage dans l'abîme, des Etres de l'abîme aux Habitants du mirage, tous ses héros sont des hommes transportés. Ils deviennent alors nos yeux et nous découvrons à leur rythme (et selon leur biais) un univers inconnu.
La Porte des dragons étant un récit encadré, conté à travers deux filtres, on tire fatalement plus vers Les Chiens de Tindalos que Sigurd et Gudrún, mais très précisément, on est en 1917, onze ans avant Cthulhu (Lovecraft était d'ailleurs ouvertement fan du monsieur) et vingt avant Bilbo, et quoi qu'en dise la longue liste de précurseurs que j'ai balancée en intro, il reste encore des tas de Portes des dragons à franchir et de territoires à découvrir. Et ça tombe bien, car Merritt, auteur prolifique, avait un paquet de fixettes (l'explorateur à la recherche de civilisations disparues, les forces occultes, la survivance du passé et de ses (sombres) savoirs, l'affrontement de la Lumière et des Ténèbres - merci à François Truchaud pour la formulation) qui inspirèrent un paquet d'écrivains.
Publiée initialement dans All-Story Weekly en novembre 1917, la nouvelle a été traduite pour le premier numéro de la revue Antarès, en 1981, et n'a été rééditée qu'une fois, au programme de La Femme du bois, recueil des nouvelles de Merritt chez NéO en 1984. Tristement, ces deux publications sont particulièrement compliquées à dénicher (et chères), mais si vous lisez l'anglais, les écrits de Merritt sont depuis quelques années tombés dans le domaine public aux Etats-Unis et vous pouvez lire Through the Dragon Glass gratuitement sur Gutenberg.
Vous voulez le gars qui fait le lien entre Robert E. Howard et J.R.R. Tolkien ? Il s'appelle Lyon Sprague de Camp. Figure sujette a forte controverse dans les cercles instruits, "Sprague", comme il préférait être appelé, est plus volontiers présenté comme éditeur, s'étant chargé de remettre le tout Conan sur les étals à la fin des années 60, posant les bases de la popularité actuelle du personnage (probablement même du genre heroic fantasy tout entier), et retouchant et complétant au passage les textes originaux et la quasi totalité des inachevés d'Howard avec son compère Lin Carter. C'est à la fois très cool et pas très propre et ça lui vaut l'ire (justifiée) de toute une branche de lecteurs, mais ça occulte aussi un peu trop rapidement le fait qu'il ait été un auteur particulièrement prolifique de son plein droit, sa carrière courant de 1937 à 1996.
A l'image de son travail éditorial, il est avant-tout connu pour ses pastiches d'aventures howardiennes aux accent irrémédiablement pulp, publiées à contre-courant en plein âge d'or de la science-fiction, à l'image de celle qui nous intéresse ici : L'Oeil de Tandyla (The Eye of Tandyla, 1951). Elle fait partie de son "cycle pusadien" (une traduction totalement empirique car ce cycle n'existe pas en français, cette nouvelle étant son unique représentant à avoir été traduit), fortement basé sur l'âge hyborien, et en tire pratiquement la quintessence. Non que Sprague soit un écrivain particulièrement doué (même si De Peur que les ténèbres reste un monument de la fantasy post-Deuxième Guerre), plutôt qu'il ait parfaitement compris et assimilé ce qui faisait le succès des histoires qui lui ont donné envie d'écrire. L'Oeil de Tandyla est fun (pas parodique ni humoristique, pas confondre), une aventure au rythme enlevé et dont le scénario est volontairement limité, servant essentiellement à lier toute une série de péripéties hautes en couleur. Le désert y est omniprésent, les temples au style moyen-oriental également, et on baigne dans cette pseudo-antiquité mésopotamisante aux divinités aux noms imprononçables qui faisait le sel des récits de sword and sorcery.
Alors que j'ai décidé de m'handicaper moi-même en m'interdisant de citer les grands noms de Weird Tales, Sprague se fait anachronique, proposant trois ans à peine avant le Seigneur des Anneaux (et il continuera après, avec le Cycle de Novaria dans les années 60-70) un récit comme on en faisait deux décennies plus tôt, simple et débridé, sur le ton de l'anecdote. Je pense ne pas avoir besoin d'expliquer plus en avant en quoi cette fantasy est fondamentalement différente de celle de Tolkien, mais si j'ajoute que Sprague, ingénieur de formation et avide vulgarisateur, travaillait à créer ses mondes de manière analytique pour "en retirer toutes les imperfections", s'appuyant sur de réelles recherches géographiques et anthropologiques (voir son étude Lost Continent, en 1954, où il décortique le mythe de l'Atlantide et qui rassemble justement ses travaux préparatoires pour le cycle pusadien), la démarche entreprise n'est pourtant pas si éloignée que ça...
Après sa première publication dans le numéro de mai 1951 de Fantastic Adventures, L'Oeil de Tandyla a été compilé dans de nombreuses anthologies. Une seule est parvenue en France : Le Temps sauvage (Time Untamed, 1967, sous la direction d'Isaac Asimov), dans la collection Marabout Science-Fiction, en 1971.
Et enfin, un français. Pas par chauvinisme, oh non, il y a un réel intérêt là dedans. Certes, ayant exploré l'identité d'un pulp francophone, il était évident que j'avais quelques exemples de bruit et de fureur dans la manche, mais il faut aussi savoir qu'en France, car cela échappe souvent aux jeunes générations qui ont mangé les adaptations cinématographiques au petit dej' de leur exploration culturelle, Tolkien n'a pas été traduit avant le tournant des années 70 (1969 pour Le Hobbit, et 1972-73 pour Le Seigneur des Anneaux, très précisément).
Pas question pour autant de tricher sur les dates et de citer une hypothétique nouvelle de fantasy française datant des Trente Glorieuses (je n'en connais très sincèrement aucune, si vous avez des conseils...), et si l'on reste dans l'avant-guerre de la fiction hexagonale, J.H. Rosny aîné et ses hommes préhistoriques sont largement en tête de ma liste. Dans l'idée d'une histoire fantastique, je me suis porté vers Le Félin géant (1918), récit un peu fou d'apprivoisement impossible et de guerre des clans évolutionniste, plutôt que La Guerre du feu (dont il reprend un des thèmes) ou Helgvor du fleuve bleu (qui m'a toujours fait penser à une histoire de Rahan, pour une raison qui m'échappe). Notez par ailleurs que si La Porte des dragons plafonne à 16 pages et que la L'Oeil de Tandyla en fait un peu moins du double, Le Félin géant est considérablement plus gros, entrant gaiement dans la catégorie du roman court avec ses 140 pages.
L'oeuvre de Rosny a ceci de particulier qu'elle traverse fantasy, fantastique et science-fiction au cours d'une longue progression qui se veut évoquer quelques centaines de milliers d'années d'histoire de l'humanité. Il serait, partant de ce postulat, aisé de faire le parallèle avec le long développement de la Terre du milieu et de ses Âges chez Tolkien, mais là où le papa de Bilbo y effectuait un travail de recherche linguistique et littéraire (et Sprague s'efforçait de "scientiser" des théories fictionnelles), la démarche de Rosny est historique (notez l'italique). Ses héros préhistoriques se veulent en effet au plus près des connaissances qu'on avait alors des modes de vie paléolithiques (La Guerre du feu n'a pas été au programme d'histoire des écoles primaires pendant soixante ans par hasard). Narrativement, c'est un petit détail (car Rosny invente bien évidemment 100% de ce qu'il conte), mais d'un point de vue éditorial, c'est capital. En fait, le paysage fantasy français sera composé presque totalement de romans "historiques" (Le Capitan, Les Pardaillan, L'Homme au masque de fer, tous dérivatifs du format sériel des périodiques et des romans populaires du XIXème) jusqu'au milieu des années 70, et le "merveilleux fantastique" sera réservé aux publications jeunesse (la collection Père Castor en 1931 ou Les Contes du chat perché en 1937, par exemple). Marc Duveau, dans ses préfaces de L'Epopée fantastique, attribue la situation aux Lumières tournant au ridicule les vieux récits médiévaux au travers de livres comme Candide ou Pantagruel, cimentant l'image de la fiction française comme "cartésienne". Ainsi Conan, pour ne citer que lui, ne sera traduit qu'en 1980, et il est particulièrement amusant de chercher des listes et top10 de fantasy francophone sur le net, découvrant dans la pratique même de ses lecteurs que le genre n'existe dans l'hexagone que depuis une trentaine d'années, marqué par des auteurs comme Pierre Bottero, Jean-Philippe Jaworski ou Serge Brussolo, tous nés après le Livre de Poche (qui sera précisément l'outil de l'émancipation du roman "de genre"). Tout simplement, le roman préhistorique a tenu en France la même place que la sword & sorcery aux Etats-Unis : une fiction barbare, mythologique et fantastique précédant une explosion plus "médiévale", absorbant contes et légendes dans un nouveau type de récit.
Paru à l'origine sous forme de feuilleton dans la revue Lecture pour tous, Le Félin géant a été réédité a de multiples reprises, la première fois en 1920 par Plon et la dernière dans la collection Rouge et Or de D.P. en 1980. Depuis, il est tombé dans le domaine public et est surtout compilé dans les nombreuses anthologies dédiées à Rosny, notamment dans la collection Bouquins de Robert Laffont (Romans préhistoriques, en 1985). Vous pouvez également le lire en ligne gratuitement (et superbement illustré).
Pour les curieux et les affamés, je ne résiste pas à l'envie de vous proposer un peu de rab. Tout d'abord, je ne saurais que trop vous recommander de lire tous les titres de Merritt que j'ai énuméré, mais si la question du "héros transporté" vous intrigue, remontez à la source avec la saga John Carter d'Edgar Rice Burrough, lisez De Peur que les ténèbres de Lyon Sprague de Camp que je cite à la volée (l'histoire d'un archéologue américain transporté dans la Rome antique en pleines invasions barbares), ou fouillez dans les trois volumes des Meilleurs récits de Weird Tales de Jacques Sadoul ; et si vous désirez découvrir le côté plus poétique et pro-nature (un point commun avec Tolkien, ça) de Merritt, lisez La Femme du bois. Si l'anthologie Le Temps sauvage vous est pénible à trouver, reportez-vous sur les plus ou moins récentes intégrales de Robert E. Howard (surtout Conan le Cimmerien et Kull le roi Atlante, chez Bragelonne) et Clark Ashton Smith (chez Mnémos) dont j'ai déjà abondamment parlé, ou sur Le Cycle des épées (ou Cycle de Lankhmar selon les traductions) de Fritz Leiber, contemporain de Sprague qui lui aussi s'amusait à publier de la sword and sorcery à contre-temps (il est d'ailleurs celui à qui on doit le terme et est considéré comme l'un des rénovateurs du style, avec Michael Moorcock). Enfin, pour ce qui est des héros préhistoriques, on sort de la période pré-Tolkien (ça date de 1973), mais si vous n'avez jamais lu (ou vu) Rahan, vous n'avez absolument aucune excuse ; lâchez tout ce que vous faites, maintenant, immédiatement, et foncez lire (ou voir) ça. Ou plein d'autres trucs dont j'ai déjà parlé.