En 2013, Open Road Media publiait la vidéo que vous pouvez regarder ici à l'occasion de la publication d'anthologies de nouvelles issues de Black Mask, pulp auquel on doit l'invention du polar à l'américaine, le hardboiled. En 2016, les droits du magazine, ainsi que tous ses copyrights et propriétés intellectuelles, étaient acquis par Steeger Properties, avant qu'à l'automne de cette même année, Black Mask ne réapparaisse avec l'aide d'Altus Press, au format d'origine, avec des inédits et des rééditions. Et l'internet du pulp a exulté.
Mais c'est quoi, Black Mask, exactement ? Et pourquoi est-ce si important, au milieu des Weird Tales, des Amazing Stories (qui vient de réussir son Kickstarter) et des centaines d'autres postulants qui ont vivoté d'une manière ou d'une autre depuis la fin des années trente, que ce soit celui-là qui renaisse ?
La couverture du premier Black Mask nouveau, à l'automne 2016
J'ai lu mes premières nouvelles du magazine dans The Black Lizard Big Book of Black Mask Stories (à vos souhaits) de 2010, découvrant via les superbes introductions d'Otto Penzler ("le" éditeur de mystery fiction aux US) et Keith Alan Deutsch (plus ou moins le Patrice Louinet de Black Mask) un bout de l'histoire derrière les "pulps detectives" (un genre que je n'avais jusqu'alors exploré qu'au travers de ses inévitables héros masqués, notamment le duo Shadow/Spider, et un certain Black Bat qui, contrairement à ce que son nom laisse penser, est l'inspiration de Daredevil), et aussi qu'un paquet de noms que la modernité tient en profonde estime comme Dashiell Hammett, avaient fait l'essentiel de leurs carrières dans ses pages (la version originale -car il fut lourdement retouché pour la publication reliée que l'on connait- du Faucon Maltais est d'ailleurs au programme du Big Book).
Black Mask, c'est tout simplement l'acte de naissance du polar. Les américains appellent ça "hardboiled". Le hardboiled, c'est le western moderne d'MC Solaar, un roman de chevalerie urbaine made in USA ; c'est la préhistoire de Dirty Harry, mais c'est aussi ce qui, arrangé par quelques années, un voyage en France et une guerre mondiale, a donné naissance au noir dans les années 40. C'est également le type de récits au travers duquel on va commencer à parler de "paralittérature" et de "genre", notamment dans les cercles intellectuels français (le terme "roman noir" apparaît pour la première fois en 1944 et Gallimard crée la collection Série Noire en 1945 - rappelons que si l'Amérique est communément vue comme une terre de science-fiction et l'Angleterre comme celle des elfes et des fées, la France est le pays du roman policier) et à les penser au sens (plus ou moins) noble, par opposition à la littérature de gare. Pour l'anecdote, Black Mask fut aussi le titre de travail du Pulp Fiction de Tarantino, et c'est aussi l'une des raisons qui font que ça me rend complètement fou quand on dit que Pulp Fiction c'est du pulp - parce que c'en est pas.
Black Mask est né en 1920, son premier numéro étant publié en avril par le duo H.L. Mencken et George Jean Nathan, respectivement journaliste et critique littéraire désireux d'offrir une publication "support" au prestigieux The Smart Set, magazine dédié à des genres plus nobles et dont l'une des particularités était de proposer une courte pièce de théâtre à chaque numéro. L'idée des deux compères étaient tout simplement d'offrir à Monsieur une lecture plus épicée (les premiers numéros n'étaient d'ailleurs pas exclusivement dédiées au polar, l'accroche -qui changera souvent par la suite- annonçant fièrement "An Illustrated Magazine of Detective Mystery, Adventure, Romance, and Spiritualism") pendant que Madame se régalerait de son plus élégant grand frère.
Toutefois, s'ils sont à l'origine l'existence du magazine, c'est à un éditeur plus tardif, Philip C. Cody, entre 1924 et 1926, qu'on doit le Black Mask. Cody avait une certaine expérience dans le marché du kiosque, ayant été le superviseur des publications Warner et de quelques magazines "mass-market" (l'équivalent de nos torchons actuels à 1€ pour 150pages de pub) pendant quelques années. Il donna au pulp de Mencken et Nathan un ton plus sensationnaliste, ciblant parfaitement la démographie de son journal (plus jeune et plus exigeante que prévue) et sélectionnant histoires et illustrations en fonction. Les récits devinrent plus longs, leurs intrigues plus détaillées, et leur imagerie plus ouvertement sexuée et violente (l'accroche évoluera alors d'un verbeux "A Magazine of Unusual Romance and Detective Stories" à un minimaliste "Detective, Western, Stories of action" - et cinquante autres combinaisons du genre). Plus pulp, quoi.
L'intérieur de couverture affichait même clairement son mode d'emploi :
"Les éditeurs ont essayé de produire le magazine le plus inhabituel d'Amérique. Chaque histoire est créée pour vous laisser une impression forte, finie. Mais pour découvrir cet effet et l'apprécier dans son entièreté vous ne devez surtout pas les lire de la manière dont vous lisez probablement les autres. Si vous passez rapidement au travers des pages vous perdrez la richesse des environnements et des détails. Si vous lisez les premiers paragraphes et sautez directement à la fin, vous vous spolierez. Notre but est de vous divertir - de vous enlever à la triste routine de la vie quotidienne. Black Mask ne prétend pas adhérer au traditionnel "happy ending". Ses intrigues sont non-conventionnelles. Leurs fins sont toujours surprenantes, extraordinaires, jamais stéréotypées. Vous volez votre propre plaisir en les lisant par le mauvais bout."
(Traduction littérale et à l'arrache du numéro d'octobre 1922)
Sous cette forme plus crue, Black Mask devint la publication la plus populaire du secteur policier, et si ses plus grands auteurs, qui compteront Dashiell Hammett mais aussi Raymond Chandler (Le Grand sommeil, Le Dahlia bleu, plusieurs films d'Hitchcock), Erle Stanley Gardner (le papa de Perry Mason) ou Norvell W. Page (of The Spider fame), n'arriveront qu'avec le successeur de Cody, Joseph "Cap" Shaw à la fin des années 20, le hardboiled est déjà la raison de sa renommée chez les lecteurs. (Trivia amusant, Dashiell Hammett conversait dès 1923 avec les lecteurs du magazine, ayant publié sa première nouvelle -une course poursuite de trois pages- en décembre 1922 sous le pseudonyme Peter Collinson.)
Attribuée à Carroll John Daly, avec The False Burton Combs dans ce même numéro de décembre 1922, la création du hardboiled repose sur les bases classiques de la littérature nord-américaine : le crime, la liberté, les flingues, et la justice rétributive.
Mais point de héros blancs comme neige ici. Le détective privé, figure emblématique, y est un observateur cynique et pessimiste d'une société corrompue, et l'attrait durable de Philip Marlowe (personnage principal des histoires de Raymond Chandler, qui sera notamment interprété par Humphrey Bogart dans la première adaptation du Grand sommeil) et d'autres durs à cuire comme le Sam Spade d'Hammett ou le plus tardif Mike Hammer de Mickey Spillane, tient dans leur idéalisme terni. Le héros hardboiled est à la croisée des chemins entre le chapeau blanc de Tom Mix, la star des premiers westerns, et le fedora des gangsters d'une prohibition qui bat son plein ; ni hors-la-loi ni policier, mais pleinement justicier. Un chevalier des temps modernes, disais-je. Et comme tant de héros pulp, il rumine. Sous des dehors de bagarreur cynique, fripé et imbibé, il philosophe et se perd souvent dans ses pensées, joue aux échecs, lis de la poésie et écoute de l'opéra. Il a surtout en horreur la corruption généralisée de la société, des politiciens et des policiers. C'est son sens moral qui le guide, on n'est pas chez Frank Miller, et il ne cède jamais à la tentation, ni celle des gangsters qu'il pourchasse, ni celle des inévitables femmes fatales qui l'engagent (l'une des particularité de ce type de fiction étant même d'être la seule à l'époque à placer des armes dans les mains de personnages féminins).
L'éditorial de Marcel Duhamel pour sa Série Noire s'en fait parfaitement écho :
"Que le lecteur non prévenu se méfie : les volumes de la Série noire ne peuvent pas sans danger être mis entre toutes les mains. L'amateur d'énigmes à la Sherlock Holmes n'y trouvera pas souvent son compte [...] On y voit des policiers plus corrompus que les malfaiteurs qu'ils poursuivent. Le détective sympathique ne résout pas toujours le mystère. Parfois, il n'y a pas de mystère. Et quelquefois pas de détective du tout...Mais alors. Alors, il reste de l'action, de l'angoisse, de la violence."
Notez que c'est également précisément là qu'on tient la grande différence entre le hardboiled américain et le noir européen : on considère généralement que la différence entre les deux genres tient à son protagoniste, un immuable privé pour l'un, et plus facilement une victime, un témoin ou carrément même le criminel lui-même pour l'autre. La différence est d'autant plus palpable de nos jours dans les romans d'Elmore Leonard (le papa de Raylan Givens), Lee Child (celui de Jack Reacher) ou l'inévitable James Ellroy (L.A. Confidential, Le Dahlia noir), par exemple.
Et puis, il y a ce caractère dont j'ai déjà parlé tant et plus, ce "truc" typiquement pulp et qui n'existera nulle part ailleurs, bien souvent dicté par les nécessités éditoriales (la publication en plusieurs parties nécessitant les fameux "cliffhangers" de fin de chapitre, et les lignes et visions particulières de chaque magazine et éditeur).
C'est d'ailleurs précisément ce qui causa la chute du système. Black Mask atteignit ainsi ses pics de vente au cours des années 30, avant que l'intérêt pour les enclumes de 200pages à 20cents imprimées sur une parodie de papier ne diminue progressivement (et très rapidement) en faveur de la radio, du cinéma, et des comics, les trois ayant en commun d'avoir justement adapté les héros des pulps à leurs formats.
Et vous avez là la réponse à ma deuxième question. Désormais, quand on vous demandera pourquoi le retour de Black Mask est si important, vous pourrez répondre que sans lui (et ses milliers de rejetons), vos séries télé favorites n'existeraient pas.
(Extrait d')illustration pour Murder A.W.O.L. par Rafael De Soto (1944)
Black Mask fut l'un des derniers dinosaures du pulp, stoppant sa publication en 1951, sous la direction (anonyme) d'Harry Steiger, ancien éditeur d'Horror Stories et Terror Tales et alors en charge de Dell Comics. En 1985, une première tentative de retour avait été entamée sous le nom "The New Black Mask", attirant des auteurs comme James Ellroy ou Michael Collins (créateur de Dan Fortune, un privé manchot fortement inspiré par le héros du Bad Day at Black Rock de John Sturges, littéral western se déroulant en 1945) mais ne rencontrant que peu de succès. Avant, donc, finalement, de revoir à nouveau la lumière grâce à l'étrangeté d'internet. Combien de temps durera cette incarnation, seul l'avenir le dira, mais vu le succès des récentes nécromancies d'Altus Press (les Wild Adventures of Doc Savage, Tarzan et maintenant The Spider de Will Murray, notamment), j'ai bon espoir.
Pour s'offrir un bout d'histoire rétroactive (en magazine et en numérique), c'est chez Altus Press que ça se passe.
Les curieux peuvent également lire de vieux scans de Black Mask sur le Pulp Magazine Project.
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