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lundi 4 juin 2018

Peut-on échapper au racisme de Lovecraft ?

En Mars, alors que Mnémos s'apprêtait à démarrer une campagne de financement pour une nouvelle (et ultracomplète) intégrale du natif de Providence, le collectif des Indés de l'imaginaire (Mnémos, HeliosActuSF et Les Moutons électriques) lançait un "mois Lovecraft" à l'occasion des 80ans de la mort du monsieur. Parmi les livres présentés, deux attirèrent tout particulièrement mon attention : La Quête onirique de Vellitt Boe et La Ballade de Black Tom.
Ces deux courts romans ont la particularité d'être écrits par une femme et un noir. Ca n'a l'air de rien, mais dans le contexte éditorial moderne, c'est loin d'être anecdotique. Les deux auteurs, Kij Johnson et Victor Lavalle, avaient d'ailleurs le même discours : leurs textes étaient une "réponse" à une nouvelle de Lovecraft (La Quête onirique de Kadath l'inconnue et Horreur à Red Hook respectivement), débarrassés des préjugés du Grand Taré.

The Dream-Quest of Unknown Kadath, par Jason B. Thompson

Et soit, bonne idée, vraiment bonne idée, tant les récits d'origine puent la xénophobie et la misogynie, mais justement, est-il toujours possible, en 2018, de parler d'HPL sans systématiquement en venir à ces points ?
Evidemment, oui, mais la question a logiquement pris de plus en plus d'ampleur ces dernières années, quand les questions sociologiques et idéologiques de la littérature populaire ont commencé à inquiéter les parents responsables sur Facebook (vous vous souvenez des conneries d'une association 'ricaine à propos de Blanche Neige?).

Bon, perso, dire que j'aime Lovecraft c'est comme dire que j'aime les patates à l'eau - ça s'mange, mais c'est loin d'être c'que j'trouve de plus savoureux (je lui préfère largement la terrifiante mondanité de David H. Keller, par exemple - La Chose dans la cave...). Toutefois, il est l'inspiration visible et marquée de nombreux auteurs (de l'époque et futurs) que j'apprécie énormément, et si je préférerai toujours lire Jirel crapahuter dans les enfers pour de nobles motifs (son honneur, puis l'amour), il m'est difficile de ne pas considérer l'île maléfique de Dagon comme le terreau fertile qui a vu naître l'environnement de Catherine Moore. Car là est tout l'intérêt du monsieur à mes yeux : son influence.
Ech-Pi-El savait créer des mondes et poser des ambiances, ce qui est quelque-chose qu'on oublie un peu vite tant l'adjectif "lovecraftien" a été dévoyé de son sens, jusqu'à en perdre toute pertinence ou utilité, exactement comme n'importe-quel texte un brin tragique aux accents élisabéthains est automatiquement qualifié de shakespearien.

De fait, la perception de l'oeuvre de Lovecraft change radicalement selon sa perspective. Demandez aux fans ce qu'ils en pensent, et ils vous parleront de cette déconnexion de la réalité, de la perte de repères, de la véritable terreur que l'auteur parvient à transmettre, mettant ses héros (souvent des incapables, par ailleurs) dans des situations qui les dépassent complètement. Parlez-en à une personne qui n'a jamais lu HPL, et deux poncifs vous sauteront à la gueule : les tentacules et le racisme.
En même temps, c'est très difficile de passer à côté. Howard Philip Loveraft n'est pas Edgar Rice Burroughs, on n'accuse pas son oeuvre à tort à cause d'une exploitation cinématographique racoleuse. Lovecraft était bel et bien un gros con. J'ai lu ses nouvelles, ses poèmes, ses notes et ses lettres (pour le peu qu'on en a), plusieurs fois, et il m'est impossible, même en ayant parfaitement assimilé l'idéologie de son temps (on la retrouve aussi, nettement moins explicite, chez Robert E. Howard, un autre névrosé chronique), de tiquer devant les descriptions de "singes graisseux" ou de "métisses dégénérés", d'autant que, contrairement à Howard, Lovecraft n'a pas le masque d'un monde antique imaginaire derrière lequel se planquer, ses récits sont pleinement contemporains... Et pleinement putain de racistes.
Oui, mais. Justement.
Il est très important de remettre l'oeuvre dans son contexte, de comprendre son auteur, et il est indéniable que Lovecraft n'aurait jamais été un si bon auteur horrifique s'il n'avait pas été perclus de toutes ces idées. Lovecraft évolue dans un sous-genre fantastique devant plus ou moins tout à la fameuse inquiétante étrangeté freudienne (un concept contemporain, l'essai ayant été publié en 1919). Non qu'Ech-Pi-El s'en réclame, mais elle correspond autant à un mal latent chez l'écrivain qu'aux réelles préoccupations de son temps. J'ai, à ce titre, déjà évoqué son adhésion aux idéaux aryens. Son écriture est entièrement basée sur le concept de l'autre, cette menace contre laquelle on ne peut rien, des émotions et tabous sociaux subtilement teintés de frustration (tous ses héros sont autobiographiques). L'étranger, le changement, le progrès, voila ce qui faisait peur à Lovecraft (qui disait souvent être né dans le mauvais siècle), et l'inconnu en devient le grand méchant de toute sa littérature. Ce qui fait la qualité du genre horrifique, c'est son rapprochement de la réalité, à quel point il est capable de trouver les trous dans nos certitudes, et des peurs bien réelles de Lovecraft aux entités cosmiques qui peuplent sa prose, la frontière est ténue.
Et, de la même manière que chaque auteur ayant repris le mythe lovecraftien y a mis un peu du sien, chaque lecteur perçoit les thèmes et l'esthétique du Grand Taré de Providence à sa manière. Car celle-ci n'est en aucune manière réductible à ses tendances fascistes ; elle a créé tout un genre et bavé sur les frontières de beaucoup d'autres, sur tout type de média, au point de parfois en devenir méconnaissable (les jeux vidéo japonais, Stephen King, Metallica, même la face sombre de Pluton s'appelle Cthulhu Regio...). C'est d'autant plus important à noter que Lovecraft n'a pas connu de succès de son vivant. C'est sa continuation dans la bouche et sous la plume des autres qui a fait sa renommée.

Lovecraft, comme Tolkien, est devenu un sujet d'étude. Il n'appartient plus à un genre littéraire, à une frange de fans, ou aux quelques milliers de lecteurs de Weird Tales d'il y a un siècle. Il appartient à l'histoire de la fiction et, comme tout sujet d'Histoire, doit venir avec son petit carton d'avertissement. Oui, ses idées sont vieilles, passées, fanées même pour son époque, il était bassement raciste et xénophobe, haïssait les femmes et l'idée d'une relation sexuelle le dégoûtait. C'était un petit garçon terrifié dans un monde trop grand, trop cosmique pour lui. Et il a couché sa névrose sur papier, devenant l'un des auteurs fantastique les plus respectés au monde.

The Dream-Quest of Unknown Kadath, par Ernő Juhász

J'ai parfois entendu parler de "javeliser", voire carrément d'interdire Lovecraft. Et je trouve ça profondément stupide. D'abord parce qu'on ne retouchera jamais les textes, ensuite parce que c'est inutile de toute façon : le racisme n'est en aucune mesure le facteur qui fait aimer Lovecraft, et ses oeuvres dérivés se veulent héritières d'une ambiance toute particulière, de monstres fantomatiques et d'entités cosmiques tentaculaires, d'une terreur quasi-palpable de choses pourtant incompréhensibles et de la petitesse apocalyptique de la nature humaine. Le Mythe de Cthulhu, étendu au fil des générations, n'est pas raciste (demandez à Frank Belknap Long ou à Brian Lumley), il n'a même plus rien de la xénophobie originelle.
Lovecraft est-il raciste ? Oui. Son racisme a-t-il influencé son écriture ? Oui. Mais peut-il encore nuire ? Clairement, non. Les auteurs qui s'en réclament savent, les lecteurs qui l'apprécient aussi, et s'il est parfaitement compréhensible qu'on n'ait pas franchement envie de s'infliger ce type de lecture, personne ne se dit fan de Lovecraft pour autre chose que les récits d'horreur.
Des auteurs aux idéologies dégueulasses, on en a des kilos, et pas moins en France qu'ailleurs (on reparle de Céline ou du caractère profondément miso des Fleurs du mal ?) et si ça fait évidemment tiquer à chaque réédition, il m'apparaît, précisément parce qu'ils ont des idéologies dégueulasses, pertinent et important de les publier. C'est la base même du Fahrenheit 451 de Ray Bradbury : un livre interdit devient soudain beaucoup plus dangereux, peu importe ce dont il parle.

dimanche 3 juillet 2016

Tarzan le raciste ?

"The Legend of Tarzan ridiculise les noirs dans un film incroyablement raciste." "Peut-on faire un film Tarzan non-raciste ?" "Tarzan ne peut pas être rebooté." Voila le genre de titres que les journaux américains placardent sur leurs critiques du film tout récemment sorti (la France attendra encore un peu, mais j'imagine qu'elle sera tout aussi offusquée). Et rien que ce point est horriblement foireux dans chacune d'elle : rarement, même jamais, fait-on état du racisme du film, on parle surtout d'un personnage qui est juste froidement, bassement et inévitablement raciste de base.


Et c'est n'importe-quoi. Bien sûr, que c'est n'importe-quoi. Mais pourquoi est-ce n'importe-quoi ? Et pourquoi est-ce que ça choque autant aujourd'hui ?
C'est la question, beaucoup plus intelligente, que s'est posée Graeme McMillan dans un article du Hollywood Reporter, où il s'attache plus à remettre en question l'image de Tarzan de nos jours et son statut d'icône que d'attaquer bêtement un film sur ce qu'on présume être le message de l'auteur du matériau d'origine.
Pour lui, le "problème" vient surtout d'adapter un personnage plus vieux que ne le sont Captain America ou Batman, tout aussi important iconologiquement parlant, mais dont le contexte d'origine post-colonial est indiscutablement beaucoup moins noble aujourd'hui.
Il le résume au travers de sa naissance même, tant physique qu'en tant que personnage, pointant l'inévitable évidence du "gamin de haute société rendu orphelin par une jungle dangereuse et effrayante mais qui finit tout de même par s'élever et à triompher pour aucune autre raison que la supériorité inhérente de son intellect d'homme blanc." Notion à laquelle s'ajoute l'échec total de la civilisation à supporter les attentes de Tarzan, lequel revient, noble et fier, dans une jungle qu'il domine totalement et qui devient le seul lieu honorable et digne de sa magnifique présence de patriarche magnanime et juste.
Ma réaction première (et unique) à ce type d'allégation a toujours été "non", et d'expliquer. Pourquoi et comment parvient-il à asseoir sa dominance sur la jungle ? Simplement parce qu'il est un incroyable être humain, testé par le temps et les évènements, et qu'il parvient à surmonter toutes ces épreuves. Cette société simiesque à laquelle il appartient est autant une bénédiction qu'une malédiction pour l'orphelin, et s'il survit grâce à sa curiosité et son ingéniosité, il n'en reste pas moins totalement inadapté à ce monde, et ne doit souvent la vie sauve qu'aux autres singes.

Mais du coup, les singes ne sont-il pas une représentation facile et vilaine des peuples noirs stupides entièrement dévoués aux blancs supérieurs ? Dans ce cas, répondrais-je tout simplement, pourquoi est-ce que tous les méchants de la série, une longue série de vingt-quatre livres, sont-ils tous invariablement blancs ? Certes, il y a Jane, il y a d'Arnot et d'autres personnages nobles et bien intentionnés, mais les seules réelles mauvaises personnes sont des blancs, caractérisés justement comme colonialistes et racistes (ah, et des bandits arabes, aussi, des fois, mais il y a tout autant d'arabes de bonne compagnie que de pillards dans ces livres, la problématique est la même).
Et encore une fois, c'est pas juste un livre, il y en a vingt-quatre, et Tarzan ira aussi combattre les nazis, comme Captain America. Alors, certes, dans le premier roman, Mbonga et sa tribu sont des antagonistes cannibales, mais ils sont une tribu parmi d'autres vivant dans la jungle et ses abords, et on fait vite la connaissance des Waziris, que Tarzan traite avec énormément de respect (je ne vous ferais pas l'affront de m'amuser à compter le nombre de fois où Burroughs écrit en toutes lettres que le Seigneur des Singes les voit "comme ses égaux"), respect qu'il ont gagné envers lui et qu'il a du gagner envers eux. C'est la jungle, et prouver sa valeur est un mécanisme de survie essentiel. Rien n'arrive "juste" grâce à la couleur de peau. D'autant que, pendant ce temps là, Tarzan s'est fait sa place dans la civilisation blanche et affiche un dédain plus que justifié pour ses représentants : les seules personnes qu'il a rencontré avec un minimum de droiture sont ceux qui, comme lui, ont un attachement particulier à la jungle et/ou à une personne issue de la jungle.

A mes yeux d'enfant, tous les romans d'Edgar Rice Burroughs se résumaient toujours à une dualité juste/injuste et à "soit respectueux et les gens te respecteront", un compas moral tout à fait sain pour un gamin de dix ans.
A lire les critiques, pourtant, on aurait plutôt affaire à un individu haineux et subliminalement brillant dont chaque ligne cacherait un message white supremacist. Je n'ai jamais reçu ça. Et même en grandissant et en découvrant le sous-texte, si le colonialisme en est effectivement un des principaux, ce n'est aucunement sous une lumière positive. Quant au racisme de Tarzan, je vois plutôt dans le personnage une évocation claire et naïve du bon sauvage des romantiques.
La vérité, c'est que la majeure partie des blancs civilisés qui débarquent dans la jungle sont en fait absolument incapables de s'en sortir sans l'aide (voulue ou non) de Tarzan. Jetez un oeil à la couverture que je vous ai mise sur la droite : c'est la toute première image de Tarzan jamais éditée, lors de sa parution dans All-Story en octobre 1912, sous le pinceau de Clinton Pettee. Tarzan y combat vaillamment un lion, mais pourquoi un tel affrontement ? Pour défendre le petit gars derrière, William Cecil Clayton, le prétendant tout propre et bien éduqué de Jane, qui assiste, impuissant, les yeux exorbités, à la joute.
Tarzan triomphe parce qu'il s'est fondu dans son environnement, et qu'il a prouvé sa valeur ; une valeur innée, certes, car il est bel et bien un noble de grande lignée autant qu'un homme des bois, mais il lui a fallu se tester en tant qu'Homme. C'est d'autant plus probant quand on lit les autres personnages de Burroughs. Chez lui, les hommes naissent avec des capacités et des possibilités qu'il convient d'exploiter au mieux, et surtout de confronter à des civilisations qui vont tenter de changer et de conformer chacun à un modèle prédéfini. Les héros burroughsiens sont tous destinés à de grandes choses, mais ils ne se révèlent pas par magie, ce sont des hommes et des femmes libres qui font fi de leurs sociétés respectives et décident de vivre pour leurs idéaux (généralement, l'amour est un motif suffisant). "A warrior may change his metal, but not his heart", nous dit-on dans John CarterTarzan a du devenir plus malin, plus curieux et plus entreprenant car il n'était pas physiquement fait pour le monde dans lequel il vivait, et prouver de ce fait qu'il en était digne. Sa dominance n'est pas un droit, c'est un prix.
Dans la jungle, Tarzan est une vision de l'homme versatile et intrépide, un morceau d'intelligence avancée dans un univers brutal et impitoyable, et lorsqu'il change de monde (ou qu'il est simplement vu par une personne civilisée), il apparaît inévitablement comme un animal sauvage et dangereux à la force herculéenne. Il n'est à sa place dans aucun des deux, mais il n'a pas été touché par la corruption de la civilisation, et c'est ce qui le guide en Afrique à chaque fois : il se sent moralement plus proche de la jungle qu'il n'est physiquement un homme, et il devient par la force des choses le fantôme blanc des légendes Waziris.

Ce qui est d'autant plus drôle à voir les réactions des journalistes actuels, c'est que la dualité liberté/civilisation est pourtant d'un thème connu et particulièrement récurent dans l'Amérique du début du XXème siècle, au moment où la technologie change radicalement le territoire et que l'ouest sauvage et libre se voit rattrapé par la civilisation de l'est. On retrouve la même envie de grands espaces chez Conan, par exemple. Et le racisme est un jugement d'homme civilisé, pas d'homme libre.
Et donc, non, à aucun moment dans aucun roman de Tarzan est-il induit de quelque manière que ce soit qu'il triomphe parce qu'il est blanc.


Mais manifestement, internet semble en but à me faire penser le contraire.
D'où questions : est-ce que j'ai lu les livres à l'envers ? Mon esprit d'alors était-il trop peu concerné par la question et celui d'aujourd'hui trop nostalgique pour le voir ?
Evidemment, non, mais le problème ne vient pas en vérité des livres. L'image principale qu'on a de Tarzan, c'est celle de Johnny Weissmuller, et les films des années 30 et 40 ont toujours été plus que complaisants dans leurs représentations des populations locales. Le racisme, alors, ne serait pas celui du personnage mais... du cinéma américain lui-même. Et là se pose une question autrement plus ennuyeuse : les critiques ont-elles lues les livres qu'elles jugent si durement, ou se réfèrent-elles uniquement à l'image d'Epinal d'une armoire à glace d'Europe de l'est en slip de fourrure, se contentant d'y voir ce qu'elles ont envie d'y voir ?
Mince alors, entre Weissmuller et SchwarzieTarzan et Conan souffriraient-ils du même type de procès d'intention ?